De la traite négrière à la Shoah : une fresque vibrante

Un coup de cœur du Carnet

Viktor LAZLO, Les passagers du siècle, Grasset, 2018, 335 p., 20 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 9782246812982

lazlo les passagers du siecleLe quatrième roman de l’actrice et chanteuse pop-jazz Viktor Lazlo est poignant et passionnant – il se lit volontiers d’une traite, tel un courant puissant traversant, notamment à dos d’océans, tout un long siècle de douleurs, de l’esclavage négrier et de l’errance de parias aux pogroms et horreurs antisémites bien connues, celles qui ne cessent, à raison, de nous bouleverser. Très bien documentée, Viktor Lazlo  nous emmène, en alternant les voix narratives de personnages particulièrement attachants, du dernier tiers du XIXe siècle à 2010, traversant ainsi tout le XXe siècle, de la Pologne à la Martinique, de la Centrafrique à Cuba pour revenir en France et repartir en Pologne en passant par l’Allemagne. Une grande et forte histoire de personnages liés par leurs tragédies, une fresque familiale sur cinq générations (qu’un arbre généalogique utile en début de roman nous aide à mieux identifier) sans rédemption mais où la quête d’un rachat pour certains protagonistes donne quelque bouffée d’espérance. Un livre puissant en effet, par son propos dense et sa construction imbriquée, par sa dimension personnelle sans doute aussi puisque l’origine caribéenne des parents de l’auteure n’a pu manquer de plonger celle-ci aux sources de sa propre histoire.

Où l’on évoquera ici, parmi la galerie des personnages, Samuel Wotchek, le jeune anarchiste juif polonais, esprit brillant épris de pureté et qui ne veut pas de la terreur, qui trahit à la fois la cause indépendantiste et les siens surtout, demeurés à Bialystok, en quittant le pays à la recherche d’une liberté ou d’une harmonie possible dans le Nouveau Monde. Et la belle et altière Yamissi, arrachée à son Afrique par des négriers en direction de Cuba, cachant dans son sexe un talisman d’ivoire en forme de griffe. Les destins de ces deux-là ne se croiseront pas ; mais le rêve de Nouveau Monde de Samuel s’arrête en Martinique tandis qu’avant d’y aboutir, à Dantzig, il s’éprend et emmène avec lui Josefa, une semi-canaille de dix ans son aînée, fille en réalité de Yamissi. Celle-ci – magnifique personnage – et sa vie de longue désolation : excisée dans sa tradition africaine, raptée par les filets esclavagistes, maltraitée et humiliée, elle se fait affranchir par son maître au moment de l’abolition de l’esclavagisme, Ephraïm Sodorowski – un autre juif polonais de Dantzig qui, prudent et soucieux de rachat, finit par fuir Cuba pour retourner au pays, prenant avec lui cette négresse digne et intelligente, si belle, qu’il respecte, et d’ailleurs secrètement troublé. Yamissi dont les épreuves, après avoir cru les voir surmontées, ne cesseront pas, finissant spoliée, trahie, à nouveau méprisée, et par échouer dans une maison close. Puis Samuel Wotchek qui, après trente ans en Martinique, retourne seul en Pologne pour y réparer sa lâcheté et retrouver les siens qu’il avait promis, sans suite, de faire venir auprès de lui ; on est aux portes de la Deuxième Guerre mondiale et des horreurs nazies… Et il aura laissé sur l’île sa femme et sa fille, Fleur – c’est elle d’ailleurs, presque centenaire en 2010, qui entame le livre par le récit de sa vie gâchée et notamment de sa jeunesse frivole ou de ses manquements indignes, aux antipodes des valeurs de ses parents.

On se plonge avec passion dans les vastes destinées de ces personnages forts et fiers, épris de liberté, et que leurs failles rendent très attachants, personnages désireux d’échapper à tous les esclavages et que les grandes houles de l’Histoire bousculent douloureusement, meurtrissent tragiquement. Que l’on soit juif ou négresse, il n’aura pas fait bon la traverser, cette Histoire.

Éric Brucher