Un coup de cœur du Carnet
Charline LAMBERT, Désincarcération, L’Âge d’homme, coll. « Contemporains », 2017, 12 €, ISBN : 978-2-8251-4714-6
Tu veux désincarcérer la bête de toi,
tu as des bouches à nourrir, et combiende chiens affamés
au-dedans, en attente
d’une taxidermie.
Tu fourres toujours dans ta structure,
sous ta peau de cuir,
beaucoup trop d’humain.
Désincarcération est un livre épatant. Une tentative impossible. Un geste impossible. Son programme est vaste et ambitieux. Sans compromis. C’est que Charline Lambert, toute jeune poète, même pas trente ans, ne lâche rien. Tourne sans fléchir autour d’une question. Vaste question. Sans réponse. Comment sortir de notre condition de bête ? De nos incarnations ? De la chaîne multimillénaire des générations ?
Parce que voilà bien tout le malheur : un jour, une fois, nous nous incarnons. Débarquons sur Terre. Via la chair de nos mères. Leur passant littéralement à travers le corps. Nous désincarcérant de leurs ventres. Poupons braillards geignant, peut-être, déjà, de nous savoir carcasses. Futures carcasses. Poupons braillards chialant, peut-être, déjà, sur notre sort. Allez savoir.
Rien de drôle là-dedans.
Rien de tragique non plus : Charline Lambert fait partie d’une lignée, longue lignée, de poètes pour qui il n’y a pas d’arrière-monde. Pas de salut. Pas d’autre monde que celui-ci. Pas de paradis perdu. Pas d’expérience susceptible de nous faire goûter à l’ailleurs. Au paradis retrouvé. Ou quelque chose du genre. Écrire, aimer, se frotter aux peaux des autres, ne sauvent en rien du tout.
Et pourtant.
Charline Lambert est affamée. Écrit. Aime. Se frotte aux autres. Elle sait qu’on peut, de temps à autre, sentir un souffle. Briser la glace. Raviver. Elle sait qu’on est des volcans en sommeil. De beaux éclats. Susceptibles d’éclairer. Provisoirement. D’illuminer. Provisoirement. Elle sait que nous sommes traversés, nous, les vivants, humains et non-humains. C’est juste un fait. Un constat.
Dans Désincarcération, Charline Lambert est une chasseresse. Traquant ces éclats. Tentant d’en rendre compte. Non qu’elle nous livrerait, façon journal intime, ses expériences persos. Ses pensées profondes. Ses doutes ou ses bonheurs. Chez Charline Lambert, nous vivons plutôt dans une nuit des plus noires. Les mots de Charline Lambert seraient alors comme des éclairs. Des lumières blanches et très intenses. Des lumières vives qui ne durent pas.
Charline Lambert en prend acte : impossible de dire en langue claire ces éclairs. Impossible, en langue, de rendre compte de fulgurances sans en passer par une langue fulgurante. Qui ne dure pas. Ou qui ne laisse sur la page que quelques signes. Quelques traits zébrant la nuit. Zébrant la page blanche. Quelques traits énigmatiques.
Toute la force de Désincarcération tient peut-être d’ailleurs à cela : Charline Lambert a la faculté de faire de chaque poème une énigme. Une intrigue. C’est une question de langue : la langue de Charline Lambert, avare de mots, désarticulée parfois, énigmatique toujours, intrigue. Nous fait nous arrêter. Trente secondes peut-être. Ou quarante. La langue de Charline Lambert nous fait froncer des sourcils. Réussit ce tour de force : nous faire croire que nous, lecteurs et lectrices, sommes à deux doigts de comprendre, de saisir le chiffre, de déchiffrer ce texte qui, sans cesse, échappe pourtant.
Comme si le mot de la fin était sur le bout de nos langues, en somme.
Charline Lambert est encore jeune. Elle est née en 1989. Désincarcération est son troisième recueil déjà. Charline Lambert est d’ores et déjà une poète qu’on aimera suivre, longtemps. Charline Lambert est d’ores et déjà une poète de maintenant, du passé et du futur : bien inscrite dans une longue lignée, bien inscrite aussi dans son temps, cherchant dans ses désarticulations langagières et ses images fulgurantes de nouvelles pistes pour être là, disons, petit feu tranquille faisant germer des feux.
Pas moins.
Vincent Tholomé