Éric THÉRER, Le déficit des années antérieures, Eastern Belgium at night, 2017, 7 €, 56 p.
Un constat tout d’abord : Le déficit des années antérieures est un objet soigné. Très classe. « Fait maison », pourrait-on dire. Ou du moins ayant les qualités de tout objet conçu avec amour. Se parant soudainement d’une aura qui le distingue des autres. Le déficit des années antérieures ne diffère pas en cela des autres livres d’Éric Thérer. Un poète pourtant qui aime s’affranchir de la page. Sortir ses poèmes du petit monde des livres et des revues, pour nous les dire, asséner sur scène, entouré de comparses, d’amis musiciens électro-contemporains.
Sont d’ailleurs repris, dans ce Déficit, bon nombre de textes que Thérer, depuis quelques temps, lit et nous fait entendre au sein d’ordinaire, duo caustique et grinçant que Thérer forme avec Stephan Ink. Duo dont les textes s’inspirent de manières de dire, de manières d’écrire qui ne relèvent pas, a priori, de la vieille histoire littéraire. C’est que Thérer aime être à l’affût. Faire prendre à ses textes des allures inattendues. L’inspirent particulièrement les rapports judiciaires, la langue juridique, méthodique et maniaque. Les constats un peu froids. Descriptions pince-sans-rire des rues. Des alentours. Brochures publicitaires pour meubles de jardin.
Non que Thérer mimerait visuellement ces sources d’inspiration. En aucune manière, par exemple, Jardin : recensement ne ressemble à un dépliant, à un catalogue. En aucune manière la mise en page de Roulage ne ressemble à celle d’un procès verbal. Thérer ferait même tout le contraire. Conserverait une mise en page, une mise en typographie, on ne peut plus « classique ». Usant d’ailleurs d’une police de caractère classieuse. Très fine. À empattement.
Un livre de Thérer, ça ressemblerait, donc, à première « vue », à un livre de poésie « à l’ancienne » (mais nettement plus soigné), sans aucun appel du pied au monde d’aujourd’hui, au monde spectaculaire d’aujourd’hui. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, dès l’entame du livre, le ton est donné. C’est de nos petites manies sociales, de nos façons de regarder de loin, de tenir à distance nos contemporains, nos parias, tous ceux, toutes celles qui ne nous ressemblent pas, tous ceux, toutes celles qui gravitent autour de nous et qu’on préfèrerait ne pas voir, que Thérer « met en scène ». Dans une langue quasi froide. Quasi administrative. Grinçante pourtant. Inquiétante et caustique :
Martina arrive à 7 heures.
Elle est en charge de l’équipe du matin.
Elle est responsable de la préparation des plateaux petit-déjeuner.
Elle prépare les plateaux. Elle vérifie leur composition.
Elle supervise les stocks. Elle consigne l’inventaire.(…)
Elle connaît les problèmes. Elle sait les soucis des uns, des autres.
La propreté déficiente des douches.
Les sanitaires négligés.
Les repas non servis.
Les pensionnaires mal lavés.
Les odeurs persistantes de choux, de javel, de merde.
C’est qu’un livre de Thérer n’est pas là pour rassurer. Jamais. Il en va de même d’une perf, ou d’un « concert » d’ordinaire. C’est que, pour Éric Thérer et pour son comparse Stephan Ink, j’imagine que ceci est évident : non, un monde calme et reposant n’existe pas ; oui, une des « tâches », peut-être, de la poésie, de la musique et de la poésie, serait de ramener sur le devant de la scène ce qui, d’ordinaire, est tu, caché, ce qui, d’ordinaire, ne rassure pas. Comme si la « tâche » de Thérer et d’ordinaire était de ramener une bonne dose de réel, une bonne dose de vie, dans un monde qui se voudrait aseptisé. Comme si la « tâche » de Thérer était d’agiter sous nos yeux, violemment, sans pincettes mais sans tapage, la part maudite du monde.
Tâche tout à la fois sociale. Politique. Poétique. Philosophique. Mais oui : n’ayons pas peur des mots.
Vincent Tholomé