Quand le désespoir nous mène à l’impossible

Marie-Paule ESKÉNAZI, 40 ans, trop jeune pour mourir, Academia, 2018, 109 p., 12,50€ / ePub : 9.49 €, ISBN : 978-2-8061-0366-6

eskenazi 40 ans trop jeune pour mourir.jpgAprès avoir affronté une séparation, un déménagement hâtif, des dettes et un changement de travail, Marie-Paule, quarante ans, trois enfants en bas âge, apprend qu’elle a un cancer du sein inopérable. S’ensuivent deux opérations, une chimio et plusieurs mois de kiné, mais l’héroïne doit se rendre à l’évidence : elle est condamnée.

Parce qu’elle est lassée par la douleur physique et la souffrance psychique, parce qu’elle ne se sent plus capable de « poursuivre ce combat quotidien […] ce traitement lourd qui [lui] donne l’impression de ne plus [s’] appartenir », parce qu’elle n’a plus la « force de [s’]affronter [elle]-même », elle prend une décision un peu folle : se congeler vivante, jusqu’à ce qu’une solution médicale soit trouvée pour lui permettre de guérir et de ne plus vivre de rechute.

Présenté comme ça, le résumé pourrait donner l’impression que nous sommes face à un récit de science-fiction en version loufoque, du style Hibernatus. Il n’en est rien. L’histoire nous est racontée à travers le point de vue de deux personnages : Marie-Paule et Andrée, une jeune stagiaire dans un commissariat de police, qui va recevoir dans le courrier quotidien une lettre lui annonçant la disparition d’une personne « morte sans cadavre ».

D’un côté, nous assistons au questionnement de Marie-Paule sur la pertinence de sa décision, ses investigations sur les différentes techniques de congélation et toutes les démarches administratives mises en place pour organiser la vie en son absence (paiements anticipés pour que ses enfants ne manquent de rien…). La congélation vivante étant illégale, Marie-Paule a décidé de concrétiser seule son projet, sans aide médicale ou juridique. Un pari risqué.

D’un autre côté, nous voyons une jeune Andrée mener une enquête discrète, mais perturbée par l’absence de piste indiquant un quelconque danger pour Marie-Paule. En effet, son courrier est distribué, sa pension est versée, son nom figure toujours dans le registre de la commune. On la dit « partie pour un voyage de longue durée ». Mystère…

Le temps passe et en l’absence de faits précis, Andrée dirige son attention vers la famille qu’elle fonde et la promotion qu’elle vise. Les années s’écoulent, l’ancienne stagiaire reçoit deux autres lettres mystérieuses alimentant la rumeur de la disparition inquiétante de Marie-Paule, mais elle n’apprend rien de tangible. Elle vit pourtant cette affaire non résolue comme un échec. Pendant ce temps-là, une quadragénaire malade dort paisiblement dans le congélateur de son garage…

L’intérêt de ce roman réside dans son réalisme. Il est vraiment intéressant de découvrir le cheminement qui a permis d’aboutir à la décision radicale de cryogénisation. L’héroïne est une personne très pragmatique qui s’interroge sur les aspects juridico-administratifs de sa démarche (par exemple, quelle existence juridique aura-t-elle dans le congélateur ?). Elle nous dévoile également certains détails cruels liés à la maladie et auxquels on n’aurait pas pensé de prime abord.

Fouillée à l’entrée d’un aéroport régional par un cerbère féminin, repoussant de grossièreté, j’ai senti sa main plongeant dans mon soutien et en ressortir, triomphante, ma prothèse qu’elle a exhibée publiquement en l’accompagnant de commentaires suscitant l’hilarité de ses collègues. Prise au dépourvu, j’ai ravalé mes larmes et par respect pour mes gosses, interpellés par cette scène, récupéré fermement l’objet volé, sans faire de commentaires.

L’auteure n’a pas peur non plus de dénoncer les associations soi-disant prêtes à venir en aide aux malades et cherchant plutôt à vider leur compte en banque avec de belles promesses de guérison. Le machisme des policiers et la dégradation de l’éthique dans les commissariats de police en prennent également pour leur grade.

40 ans, trop jeune pour mourir, un roman ciselé et sans fard.

Séverine Radoux