Robert GOFFIN, Le roman des anguilles, préface d’Arnaud de la Croix, Samsa / ARLLFB, 2018, 160 p., 18 €, ISBN : 978-2-87593-151-1
S’il est une personnalité attachante dont il s’agit de redécouvrir sans tarder l’œuvre polymorphe, c’est bien celle de Robert Goffin (1898-1984).
Les rares à connaître son nom citeront sans hésiter ses nombreuses contributions à la découverte du jazz. Ainsi l’un de ses tout premiers recueils de poésie, en 1922, s’intitulera Jazz-band et lui vaudra l’honneur d’être préfacé par Jules Romains. Mais il a également rehaussé l’historiographie de ce courant musical avec Aux frontières du jazz (présenté par Mac-Orlan cette fois), son incontournable Histoire du jazz, parue initialement à Montréal en 1946 et enrichie deux ans plus tard pour s’étendre du Congo au Bebop, un essai plus recherché encore sur La Nouvelle-Orléans ou une monographie sur Louis Armstrong parue chez Seghers en 1947…
Ses inconditionnels ne manqueront pas de recommander ses essais ou ses romans d’espionnage très documentés, où se déploient ses connaissances sur la Résistance belge, mouvement dont cet anti-rexiste et antifasciste de la première heure magnifie l’action. Dans ce registre, on lira ainsi avec intérêt Passeports pour l’au-delà (1944), véritable mine de renseignement sur l’Armée blanche et ses réseaux les plus underground. À tout cela s’ajoutent d’innombrables plaquettes de poésie, des souvenirs personnels… et une singulière trilogie animalière dont les éditions Samsa nous font redécouvrir le premier volet.
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Arnaud de la Croix, préfacier de la réédition du Roman des anguilles, rappelle que l’ouvrage s’inscrit dans le contexte de la montée des extrêmes, en Belgique comme en Europe, donc dans un climat particulièrement sombre et tendu. Le projet de confier à des écrivains l’évocation d’animaux non domestiques mais avec qui nous entretenons des rapports ambivalents (de dégoût, de force, de fascination) appartient à l’éditeur Gallimard. Goffin complètera son triptyque avec l’araignée et le rat – soit une créature marine énigmatique, un arachnide révulsant et un mammifère abhorré, comme pour quintessencier les avatars les moins amènes de la Création.
Alors que Maeterlinck s’était penché dans les années 1920 sur la dynamique collective des insectes sociaux, Goffin prend le contrepied en mettant en scène des animaux anti- ou asociaux, solitaires, égoïstes, en tout cas aveugles à l’autre. Dans l’anguille, il voit après maints savants une authentique énigme, notamment sur les questions des origines et de la reproduction de l’animal, discutées depuis l’Antiquité. De même pour la raison qui motive les migrations des anguilles… Goffin va jusqu’à se confondre avec son sujet, s’esquive et glisse des mains du lecteur en concluant : « Elle nous a échappé jusqu’à maintenant. Elle nous échappera toujours. Pourquoi la connaîtrions-nous ? Les anguilles connaissent-elles les raisons qui animent les hommes et de quel droit l’homme voudrait-il posséder le secret de tout ce qui se trouve dans la nature, alors qu’il se connaît encore si mal lui-même ? »
Et ce récit, qui s’annonçait comme une étude zoologique, se fait mystère, donc poésie pure…