Herman VAN BREDA, Sauver les phénomènes, Allia, 2018, 95 p., 6.50 € / ePub : 3.99 €, ISBN 979-10-304-1004-4
L’expression « sauver les phénomènes » peut introduire à l’activité philosophique depuis Nietzsche et en tout cas le début du XXe siècle, mais à condition d’ajouter par la mise à découvert du langage qui y fait obstacle et y participe. Les grands courants de la philosophie contemporaine s’évertuent en effet à analyser ou à épurer le langage, à réduire ou à déconstruire ses présupposés, à l’interpréter ou à le mettre en récit…
Edmund Husserl est le fondateur de la phénoménologie, le plus irradiant de ces courants. Mais, allemand juif d’origine, il mourut en 1938, non seulement humainement isolé et interdit d’enseignement, mais de plus exclu de toute publication depuis la montée au pouvoir du nazisme cinq ans plus tôt. Cependant, à peine quelques mois après la mort de Husserl, un jeune franciscain, Herman Van Breda, désireux de mener à bien un doctorat sur sa philosophie, se rendit à Fribourg auprès de sa veuve. Elle le reçut avec un des rares disciples encore fidèles, Eugen Fink. À sa grande surprise, Van Breda prit connaissance des 40.000 pages d’inédits sténographiques du philosophe. Il eut alors l’extraordinaire présence d’esprit, sans que personne, à l’Institut Supérieur de Philosophie de Louvain, ne l’eût mandaté au-delà de la perspective de publier l’un ou l’autre inédit, de proposer séance tenante de sauver l’ensemble des manuscrits de Husserl en les archivant à l’université belge. Tel qu’il le présente dans la narration qu’il en fit en 1956 et qui est republiée ici, Van Breda perçut en même temps les problèmes qui se posaient pour expatrier ces inédits avec les livres de Husserl, la nécessité de fonder ce qui allait devenir les Archives-Husserl, qu’il prévoyait encadrées par ses plus proches collaborateurs, Ludwig Landgrebe et Eugen Fink, et même l’urgence de permettre à Madame Husserl-Steinschneider, juive elle-même, de quitter l’Allemagne et de s’établir en Belgique.
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Dans ce petit livre, Van Breda narre par le menu toutes les difficultés qui accompagnèrent la sauvegarde des textes du grand phénoménologue. La moindre ne fut pas l’attendue réticence de l’institution universitaire. La pire fut bien sûr d’échapper à la censure destructrice des autorités nazies. Là encore, l’enthousiasme de Van Breda lui fit concevoir le moyen de la valise diplomatique pour exporter les cent kilos de manuscrits, grâce à l’appui de l’ambassade de Belgique à Berlin et au soutien du Ministère des Affaires étrangères.
D’autres péripéties sont relatées dans l’opuscule et sont complétées dans une postface de Toon Horsten qui souligne les mérites de Van Breda lequel, au bout du compte, réussit à sauver en même temps que les manuscrits de Husserl une part décisive de l’avenir de la phénoménologie. Horsten signale aussi que Van Breda qui recueillit plusieurs Juifs durant la guerre permit dans des circonstances similaires la conservation des archives de la disciple de Husserl, Édith Stein, assassinée à Auschwitz.
Même si ce récit ne contient aucune révélation philosophique, il nous rappelle combien précaire est la condition déjà matérielle de la pensée que la barbarie et peut-être aujourd’hui l’ignorance et la négligence – la non-lecture – menacent toujours. Le courage, en particulier lors de ces aller-retour en Allemagne nazie, et la détermination d’Herman Van Breda méritaient cette réédition pour être gardés en mémoire.
Éric Clémens