Francis Vloebergs. À l’écoute de la matière

Francis VLOEBERGS, Gestes et matières, textes de Pierre-Jean Foulon, Esperluète, coll. [dans l’atelier], 2018, 96 p., 18 €, ISBN : 9782359840995

La rencontre entre un créateur et un historien de l’art relève avant tout d’une question d’oreille, d’écoute, d’ouverture à l’univers que l’artiste déploie. C’est sous le signe de l’œil absolu, analogon de l’oreille absolue, que se place Gestes et matières qui articule les œuvres du peintre Francis Vloebergs selon un ordre chronologique au texte de l’historien de l’art et conservateur honoraire du Musée Royal de Mariemont, Pierre-Jean Foulon. Interpréter une œuvre exige de capter ses harmoniques, de déposer les armatures et grilles théoriques passe-partout au profit d’une entrée en résonance avec les propositions esthétiques avancées. Avec finesse et puissance, Pierre-Jean Foulon établit des correspondances entre le travail de thérapeute de Francis Vloebergs et son aventure picturale, ressaisit l’énergie génétique transissant les deux champs. Si, à ses débuts, l’imaginaire plastique de Francis Vloebergs se nourrit des expressionnistes flamands, de Permeke en particulier, il s’éloignera rapidement de la figuration au profit d’une exploration des possibilités offertes par l’abstraction. Après sa rencontre décisive avec Louis Van Lint, représentant de l’abstraction lyrique, Vloebergs se tournera dans les années 1980 vers la géométrisation, dans une attention à la construction des formes. Mais le point de bascule aura pour nom un acte créateur ressaisi autour des virtualités de la matière, dans un élargissement du champ pictural en direction de la veine matiériste frayée par Tapiès (utilisation de matériaux divers, sable, cendre, pierre…).

À la croisée d’un intérêt pour l’art pariétal du paléolithique, pour les grottes de Lascaux et d’une esthétique de la récupération de déchets, de matériaux mis au rebut (emballages, cartons, ardoises, métaux, plastiques, livres abîmés…), Francis Vloebergs place son esthétique à la hauteur d’une éthique, celle d’une remémoration de l’oublié, d’une nouvelle vie donnée à des matériaux usagés. Réparer le vivant, redonner souffle aux déchets : les deux actes participent d’une même démarche. Ses interventions artistiques transfigurent cartons, compresses, ardoises en des compositions saisissantes travaillant sur les ébréchures, les déchirures. Fasciné par l’action que le temps produit sur la matière, Francis Vloebergs interroge plastiquement le concept japonais de « sabi », à savoir l’attirance pour la décrépitude, l’usure provoquées par le temps. Griffures, accidents, cicatrices… autant de traces d’un support-épiderme blessé auquel l’artiste redonne vie par l’acrylique, les collages, les signes graphiques. Dans les années 1990, sa série intitulée Requiem transpose picturalement le genre musical du requiem en recourant à des collages, des superpositions. Il utilisera pour certains de ses derniers requiems un nouveau matériau, le roofing. Par l’atteinte d’un point où technique et nature, chaos et organisation spatiale passent l’un en l’autre, le travail sur la trace, sur l’empreinte et la mémoire distille un appel à la méditation.

Magnifiques offrandes, énigmatiques phylactères païens, les dernières œuvres de Vloebergs s’offrent comme des compositions à partir de livres démembrés dont il récupère les couvertures, des pages imprimées, des reliures afin de les réarticuler rythmiquement. La main, l’œil de l’artiste suivent les accidents survenus à la matière et les métamorphosent en une esthétique de la géologie, du rupestre. Comme l’écrivait Jo Dustin, « ce sont ces matériaux rescapés que Francis Vloebergs met en scène, en actions nouvelles ». À l’instar de ses séries Requiem, Rupestre, dans ces détournements et réappropriations de livres-objets, il fait jaillir une énergie spirituelle de la pâte de la matière. Si on pense à Anselm Kiefer, à ses travaux sur le livre, à ses sculptures de livres illisibles, à ses livres de plomb, c’est ici dans une veine minimaliste, sans l’arrière-fond mythologico-poétique kieferien, que Francis Vloebergs dialogue avec la matière brute. Deux esthétiques de la ruine, versant monumental et gigantomachique chez Kiefer, versant intimiste chez Vloebergs.

Véronique Bergen