Où, en contemplant trois fois rien, on est, mine de rien, renvoyés à nos propres vertiges intérieurs

Anne DE ROO, Les mille corps, Esperluète, 2018, 20 p., 8 €, ISBN : 978-2-35984-104-6

Ça commence ainsi, par une question :

Je sais, nous avons deux corps et même cent et même mille. Mais comment en parler, d’autres l’ont si bien fait avant nous ?

À lire ce Mille corps, on pourrait dire que le parti-pris d’Anne De Roo tient lieu de réponse. En parler, ce serait, alors, tout d’abord, se glisser dans les pas des autres, se laisser traverser par les manières de dire, les stratégies, de ceux et celles qui nous ont précédés, spécialement les Henri Michaux (à qui est dédié le recueil), les Norge et autres héritiers ou cousins du surréalisme. Agir ainsi, qu’est-ce que c’est si ce n’est se donner une famille, une tribu dans laquelle on se sent comme chez soi ? Non qu’il s’agirait ici de « délirer », de laisser son imagination prendre les devants. Non qu’il s’agirait de laisser la part belle aux rêves, aux parts d’ombre et autres strates généralement cachées, bien tenues à l’écart, de nos esprits plus ou moins bancals.

Chaque matin
je m’ouvre
à l’étendue de la journée
non entamée.
Je m’ouvre de la largeur d’un camion qui passe
de celle d’une rue
d’une place
d’un quartier entier.
Parfois à peine
d’une fissure dans le mur.

Non. Laisser la voix aux mille corps qui nous composent, ce serait même tout le contraire. Ce serait plutôt une question d’ouverture. D’accueil à ce qui a lieu, mille fois par jour, autour de nous et en nous. Ce serait ainsi complexifier le réel, prendre en compte le fait que notre corps, comme notre identité, comme notre rapport au monde et aux êtres du monde, ne serait pas « réductible » à un mot, à une formule ou à un slogan « qui dirait tout ». Ce serait prendre en compte que nos corps sont des gruyères. Des emmenthals plutôt. Des corps troués, fluides plutôt que solides, traversés par les vents, les gaz et les liquides. Corps infiniment perméables à tout ce qu’ils croisent, corps infiniment malléables, susceptibles d’être bousculés, intérieurement bousculés, par n’importe quoi. N’importe quelle circonstance pouvant nous faire changer de forme, intérieurement. Parce que nous ne sommes pas qu’un amas de peau et d’os, qu’un aménagement relativement peu solide de nerfs, de chairs et de sang. Parce qu’à l’intérieur de notre forme extérieure, ça bouge, sacré nom, et pas qu’un peu !

En quelques pages, en quelques dessins, Les mille corps d’Anne De Roo ne parle que de cela, à mon avis. Ne montre que cela. Invitant chacun, chacune à y regarder de plus près. À aller voir ce qu’il en est de nos propres frictions avec le monde, propres impacts intérieurs produits mille fois par jour, au quotidien. Non qu’Anne De Roo dresserait dans son recueil le catalogue complet des chamboulements intérieurs et des traumas. Non. Anne De Roo ne met en scène aucun drame, aucune tragédie. Ce serait même tout le contraire. Avec Anne De Roo, on se balade simplement en rue, dans le métro, on passe sa langue sur les lèvres, simplement. Parce que nos mille corps, c’est partout et tout le temps qu’ils ont lieu. Parce que nos corps sont mouvants et changeants. Partout et tout le temps. Parce que nous ne sommes pas figés. Définitivement ceci ou cela. Parce que le temps nous traverse et que nous traversons le temps.

Les mille corps, un livre tout mince, de quelques pages seulement, peut faire penser, par la bande, à tout cela. M’y fait personnellement penser, en tout cas. Les mille corps aurait pu s’étaler sur mille pages de poèmes et de dessins. Aurait pu même être un livre infini, inachevable. Le parti-pris d’Anne De Roo l’a emmenée sur une tout autre voie : celle de l’ultra mince, ultra minimalisme. Nous donnant juste de quoi nous inciter à nous pencher à notre tour sur nos propres mille corps. Juste de quoi nous faire penser un peu à nos propres agencements provisoires avec le monde. Bon parti-pris : pour sûr, Les mille corps n’aurait pas en cet effet-là, n’aurait pas provoqué ces pensées-là, s’il avait été un catalogue immense, un déploiement infini. Parce qu’on aurait été, alors, épatés, comme écrasés par la gouaille, l’inventivité, le savoir-faire de l’autrice dessinatrice. Le choix du peu, de l’ultra minimalisme, laisse, au contraire, toute la place à nos propres vertiges intérieurs, à nos propres façons d’être au monde.

Bon choix, je pense.

Vincent Tholomé