Isabelle Wéry, comment dansent les poneys

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle WÉRY, Poney flottant, ONLIT, 2018, 246 p., 18 € / ePub : 9 €, ISBN : 978-2-87560-104-9

Dans le vaste continent des livres, rarissimes sont ceux qui créent un univers-langage aux pouvoirs de déracinement. Se cabrant contre toutes les limites, Poney flottant chavire la forme livre pour épouser des flux sauvages déstabilisant l’économie de l’écriture et, partant, de la lecture. Après Marilyn désossée (Maelström, couronné par le Prix de la Littérature de l’Union Européenne en 2013), l’écrivain, l’actrice et metteuse en scène Isabelle Wéry nous livre un conte qui traverse les bienséances du dire, du penser, du jouir. Humour corrosif, grinçant, pulsions en roue libre — fuck les lois de la famille, du socius —, l’héroïne Sweetie Horn, autrice à succès qui se réveille d’un coma après avoir entrepris le premier marathon de sa vie à 70 balais, nous livre l’épopée mentale de son existence. Sa voix nous parvient d’une région intermédiaire, entre les portes de ce qui est et les portes de la mort ; sa voix nous catapulte dans un monologue intérieur porté par une folle inventivité verbale qui répercute des expériences en marge. Texte-vortex qui déroule un flash-back stroboscopique, Poney flottant plonge dans l’enfance de S. H. en Angleterre, les caracoles dans l’inceste avec le grand-père gentleman farmer, les ébats érotiques qui explosent le corps, les sens et le syndrome poney qui affecte l’héroïne en proie à un arrêt de croissance. L’hormone de croissance fait la grève. Soumis à un essor luxuriant, le verbe et l’imaginaire prendront le relais.

Placé sous le signe du « Plus grandir » de Mylène Farmer, l’énigmatique symptôme de Peter Pan frappe Sweetie Horn qui, du haut de sa petitesse, ne traverse l’existence qu’à en interroger les intensités, les feux, les odeurs, les rêves. Dans une langue génétiquement recréée, au travers d’une fécondation du français et de l’anglais, d’un français ouvert aux grands vents de l’inconscient, Isabelle Wéry descend dans les plis d’un psychisme se libérant de toutes les entraves. Une fille-poney, ça monte la vie à cru, ça crève la syntaxe, le ventre des mots, ça explose la panse de la grand-mère qu’elle étouffe sous un oreiller.

J’ai remis mes bottes… Et je me suis mise à marcher. En me disant que je suis une bien jeune assassine. Et que là-dessus, je mérite bien une petite clope et un peu d’air frais de la forêt (…)
Un brasero interne me gratine le corps.
Je reste un peu là-haut.
Nue.
Les fesses dans la verdure fraîche.
À contempler la ferme.
Quatre morts dans une même nuit, c’est complet ! 

La voix de Sweetie Horn, celle d’une new Guerrilla girl, délivre non une monodie mais une polyphonie qui revisite les pulsions sexuelles, vitales, les pulsions de meurtre, du suicide dans une fable qui s’émancipe des domestications, de la chape de plomb de l’acculturation. Ce poney qui retrace ses combats avec le réel, son culte de l’extrême tient du mustang qui piétine de ses sabots facétieux le codex de la langue, les conventions sociétales.

Faut dire, de par chez nous, on a du sang de Henry le XXVIII, on a toutes les miniatures des héros de Shakessspeare dans les artères. On a les guerres, on a les battles, on a les Vikings, du corbeau noir et des têtes coupées (…) Quand je serai grande, je serai punk. Et j’énucléerai toutes les Margriet Tatcher.   

Éblouissante fable écologique, initiatique sur fond de ferme, de créatures animales, de permaculture, Poney flottant descend dans l’arène du « qu’est-ce qu’écrire ? » pour en renouveler la danse, produire une danse de l’orage, du sang, des songes. La langue déploie le ressac de la nature sur la culture et mue afin de se tordre en un accélérateur de particule. Funambule des déséquilibres, Isabelle Wéry crève le mur du son, réveille les lettres somnolentes, inoculant aux belles endormies un chant bouillonnant d’énergie, audacieux tant dans la forme que dans le fond. Un alcool fort qui décapite « toutes les Margriet Tatcher ».

Véronique Bergen