Gérard Prévot : « Emmène-moi… »

Un coup de cœur du Carnet

Gérard PRÉVOT, Contes de la mer du Nord, préface de Jean-Baptiste Baronian, postface d’Élisabeth Castadot, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2018, 271 p., 8,5 € , ISBN : 978-2-87568-407-3
Un carnet pédagogique téléchargeable gratuitement accompagne le livre

Relire Gérard Prévot est toujours un moment riche. Et l’on se dit que c’est une réelle injustice qu’il n’ait jamais été apprécié à sa juste valeur. Peut-être cela vient-il de sa relative marginalité et du fait qu’il a écrit dans des genres très différents : poésie, roman, nouvelles fantastiques, romans populaires ?

Au début des années 70, il envoie à Jean-Baptiste Baronian, alors directeur littéraire de Marabout, des nouvelles qui vont constituer quatre livres. En 1986, dix ans après la mort de Prévot, Baronian rassemble onze contes tirés des différents volumes ; c’est ce choix qui est réédité aujourd’hui.

On a qualifié son fantastique de « métaphysique », ce qu’il est. Ses questionnements sur le sens de l’existence touchent indéniablement le lecteur. Et sans doute une citation qu’il fait de Shakespeare résume-t-elle bien ce qu’est son interrogation fondamentale : « “Emmène-moi en quelque endroit où nous puissions à loisir échanger nos questions et réponse sur le rôle joué par chacun de nous dans cette vaste brèche du temps…” ». L’univers de Prévot est dans cette citation.

Les nouvelles présentent des destins, parfois vécus sereinement, la plupart du temps tragiquement. Certains des personnages sont seulement confrontés à l’inéluctable mouvement vers la mort, sans spécialement de crainte car telle est la loi de la vie, comme dans la très belle nouvelle « L’horloger de Rumst ». Ou sont morts simplement d’être des vivants : « je suis mort de cette mort prématurée et ambiguë qu’est la vie » (« La buée »). D’autres, par un geste inconscient, enclenchent un processus qu’ils ne peuvent contrôler, car ils ont dangereusement approché la frontière de l’indicible et de l’interdit (« Les démons du Dimanche gras »). D’autres encore sont victimes d’une malédiction, et « on n’échappe pas à une malédiction », mais peut-être l’ont-ils provoquée (« La nuit du Nord »). Et puis il y a ceux qui ont cruellement manqué d’humanité et dont la condamnation devient inéluctable, car il n’y a aucun geste de réparation (« La reproduction »).

L’enfance est un thème privilégié. Parce qu’il y a dans les premières années une capacité d’acceptation de toutes les dimensions de la vie. Mais de nombreux personnages ont perdu ou trahi leur enfance, ou, pire, menacent des enfants.

Cela s’accompagne d’une réflexion sur le temps et sur l’écoulement d’une vie, qui se décline dans les thèmes du mouvement, du passage, et dès lors du départ en voyage dont le retour n’est pas sans risques.

Plusieurs personnages témoignent d’une défiance par rapport à la vie sociale et à ses vanités, car ils privilégient la recherche d’une vérité qu’ils ne peuvent trouver que dans leur cheminement individuel. Cela n’exonère pas certains de devoir rendre des comptes ; Prévot est aussi un pourfendeur des injustices sociales, ce qui est rare pour des textes d’inspiration fantastique. De même l’histoire de l’après la Seconde Guerre s’invite dans les nouvelles.

Comme le titre l’indique, les contes se situent au Nord, où l’on reconnaît divers paysages flamands. Prévot qui avait vécu en France a redécouvert la Belgique, entre autres, par sa littérature, et l’atmosphère flamande convenait à celle qu’il voulait pour ses récits. Il s’agit cependant d’une Belgique plus mythique que réelle, à propos de laquelle il reprend de nombreux clichés.

Les textes sont également tissés de subtiles références, tant à la littérature, au folklore qu’aux légendes qui sont traces de choses difficiles à expliquer : « C’est que les faits parfois font peur. Les gens s’en débarrassent comme ils peuvent. » En créant des légendes. Mais « entre l’histoire et la légende, la frontière est mince ».

Il y a une autre face de Gérard Prévot. L’humour est largement présent dans ses nouvelles, qui, malgré l’apparent détachement qu’il suggère, contribue à rendre l’inquiétude plus palpable. Son œuvre a aussi une  dimension carnavalesque, ce qui n’est pas trop étonnant pour quelqu’un qui est né à Binche et a écrit ses contes à Ostende. Le masque, le travestissement ainsi que la suspension de certaines règles sociales contribuent à rendre perceptibles des aspects peu reluisants ou inquiétants de la nature humaine. Ce carnavalesque s’exprime encore par un jeu subtil avec les codes et les références du fantastique.

Si ses contes possèdent un grand pouvoir d’envoûtement, c’est par sa maîtrise de la progression narrative. Mais cela est également dû à son style : sobre, élégant et sans excès de rhétorique ; mais avec une manière de dire finement en quelques mots ce qu’il est si difficile de dire, une façon d’exprimer avec justesse ces interrogations qui le hantent sur le sens de l’existence et ce long voyage vers la mort… « Emmène-moi… »