Où l’on se dit qu’il est bon de se sentir un peu, beaucoup, comme tout le monde

Un coup de cœur du Carnet

Jérôme POLOCZEK, Autubiographie, Arbre à paroles, coll. « IF », 2018, 84 p., 12 €, ISBN : 978-2-87406-664-1

Jérôme Poloczek est un monsieur comme tout le monde. Jérôme Poloczek aime et s’endort, se prépare à manger, boit des quantités de verres d’eau, jalouse, se sent humble, scrute son corps, les minuscules changements de son corps, se pose des questions quant au fait de vieillir, habite un appartement qui est son appartement ou un appartement qui n’est pas son appartement, ressent des fois de la joie des fois de la crainte, s’endort seul ou avec quelqu’un, a des amis et des amies, sait que plus tard son cœur et son corps connaîtront des épreuves. Bref, Jérôme Poloczek fait l’expérience du monde, de la vie dans le monde, et nous la rapporte dans une Autubiographie pince-sans-rire, faussement naïve, faussement douce, mais percutante.

Un son est sorti. Des fourmillements ont traversé ta chair. Tu as à peine bougé. Fourmillements. Chaque son est sorti séparément.
Tu as déplié tes doigts. Ils se sont écartés, des fourmillements ont filé.
Tu as étiré tes orteils, tes pieds se sont étendus.
(…)
Tu as évalué à quel point tu devais te moucher.
Tu as inspiré beaucoup d’air. Expiré beaucoup d’air. La lumière attire.
Tu as refermé tes paupières. Tes doigts ont pressé, tiré, poussé, tiré.
(…)

À propos d’éveil et d’endormissement – extrait –

Un jour, donc, Poloczek a décidé de s’épier, d’observer tout ce qui arrivait à ce corps nommé Jérôme Poloczek, de scruter comment ce corps nommé Poloczek agissait et réagissait au monde. Non que Poloczek aurait décidé de nous rendre par le menu, sans omettre aucun détail, aucune circonstance, les aventures de son corps avec le monde – on peut légitimement soupçonner Poloczek d’être d’accord avec cette phrase d’Édouard Levé, en exergue du livre : Décrire précisément ma vie me prendrait plus de temps que la vivre –. Pas plus que Poloczek aurait jugé bon de nous narrer les épisodes clés de sa, encore neuve, encore jeune, vie – pas de confidences ou de révélations dans ce livre –. C’est qu’une « autubiographie » n’est pas une autobiographie.

Le texte liminaire du recueil est limpide à ce sujet :

Longtemps j’ai eu honte de parler de moi. Maintenant je ne vois plus pourquoi, puisqu’on se ressemble (…) Parmi mes expériences, j’ai cherché celles que tu as vécues. J’ai essayé d’écrire une autobiographie à la deuxième personne. Une autobiographie en tu. Une autubiographie.
Puis toutes ces phrases, je les ai imprimées sur des rubans. Ensuite j’ai épinglé les rubans sur un mur et des gens ont amené leurs vêtements. Lorsqu’une des phrases correspondait à son souvenir, chacun prenait un ruban pour le coudre.

En somme, Poloczek, en s’appuyant sur sa propre expérience corporelle du monde, sur les aventures banales, idiotes, de son corps, aurait écrit ici quelque chose comme l’autobiographie de tout le monde, les phrases de Poloczek ne pouvant que faire écho à nos propres expériences, les propos de Poloczek se référant, le plus possible, à ce que nous avons, avons eu, aurons tous et toutes en commun. Car, oui, beaucoup d’entre nous, bébés, n’ont articulé « que des sons », beaucoup d’entre nous  ont chanté « l’alphabet », beaucoup d’entre nous ont eu « un père qui a eu treize ans », beaucoup d’entre nous ont, un jour, « mesuré un mètre », tous, un jour, nous irons « ailleurs », beaucoup d’entre nous ont remarqué ou remarqueront que « des bêtes ont des émotions proches » des nôtres. Car, oui, l’extrême simplicité du livre de Poloczek, sa traversée faussement enfantine du monde, a cette qualité rare : nous inciter, nous-mêmes, à regarder les choses, les événements qui nous arrivent, les épreuves que nous traversons, avec un œil tout frais, tout neuf. C’est que Poloczek a cet art rare de réouvrir les évidences, en deux trois lignes, pas plus.

C’est que Poloczek est un minimaliste du meilleur cru. Pas un de ceux, faussement minimalistes, qui se contentent de coucher sur le papier un mot ou deux, énigmatiques. Mais un de ceux qui usent avec brio du langage le plus commun, de la syntaxe la plus simple, pour nous faire ressentir un maximum d’effets. Pas étonnant quand on sait que Poloczek, outre le fait d’être un auteur, est également un plasticien usant volontiers du post-it comme feuille à dessin, se « contentant » d’un ou deux traits tout lisses tout nets pour nous emmener ailleurs, avec humour, avec ce cher clin d’œil décalé.

Bref, un livre qui, mine de rien, sous des allures légères, nous ramène à nous-mêmes, nous invite, littéralement, à reprendre tous et toutes corps, seule façon, peut-être, au-delà ou en-deçà des idées et des opinions, de faire communauté. De se sentir, un peu, beaucoup, frères et sœurs des autres vivants errant comme nous sur cette Terre.

Vincent Tholomé