Jacques RICHARD, La femme qui chante, ONLiT, 2019, 176 p., 16€ / ePub : 9€, ISBN : 978-2-87560-110-0
Il y a quelque chose de froid dans l’œuvre scripturale de Jacques Richard. Cette impression est d’autant plus déroutante que l’auteur n’hésite jamais à nous confronter à l’intériorité de ses personnages. Dans leur intimité crûment dévernie, ces derniers nous tiennent pourtant en respect, à l’extérieur. Ils restent hors de portée. Les mécanismes d’empathie, si confortables, ne s’enclenchent donc pas ; ce n’est pas le propos. On pourrait se croire à une représentation théâtrale : il y a des protagonistes, des scènes, des mono/dialogues, mais aussi une distance entre le public plongé dans l’obscurité silencieuse et les acteurs évoluant en actes et en paroles sur les planches. Mais la comparaison ne se pousse pas plus loin car rien n’est joué ni factice chez Richard. Et c’est peut-être cette authenticité nue qui déstabilise. Il est des choses qu’on préfère en effet ne pas (sa)voir : « Tout le monde sait qu’elles sont là, mais personne ne dit rien. Il ne faut pas tourner la tête de ce côté-là. Tant qu’on reste ici, ça va. »
C’est ce que fait la Petite, une fillette au creux du paganisme de son enfance s’écoulant dans un non-temps : le frisson bleu du carrelage du pensionnat, la stridence autoritaire du sifflet maternel, la maladie fiévreuse du ciel sur une plage, le fa musé « modulé sans fin en une mélopée continue », la rosée des fesses souillées par l’urine… autant d’impressions et de sensations donnant corps à la terre coloniale qui l’a vue naître. Déplacée ensuite dans un « pays de chocolat étalant son odeur ronde et molle », elle grandit, prend consistance et conscience d’elle, attend d’être une femme. Cela se passe dans un quartier pauvre où l’on se cogne contre les murs gris, s’adosse sur les cloisons humides. Où « chacun est un mensonge ». Où la chaleur se déniche auprès d’un frère dans « un ordinaire de danger, de plaisir et de peur. De honte », dans une relation réprouvée par les interdits moraux, l’inceste.
Puis, la Petite devient mère elle-même, et reste sœur, sans pour autant se sentir grande : « […] bien qu’elle n’ait plus rien de “la petite” qu’elle a été, elle se prend à penser que décidément, elle ne sera jamais adulte, cette sorte d’adulte-là. […] Que son corps seul la tirera lentement vers l’issue finale alors même qu’elle n’aura, si loin qu’elle se soit enfoncée dans le monde et en elle-même, presque rien vu, presque rien compris. » Dans le tram, derrière ses rideaux tirés, au milieu d’une couche partagée, face au drame, la substance de Solange s’échappe, tel de l’éther. Et pourtant, elle existe bel et bien, dans une révolte âpre et sourde, alimentée par une lassitude mécanique. « Ceci n’est pas de la poésie » pourrait orner chacune des pages de Richard tant celle-ci est l’ADN de sa prose. Par sa liberté textuelle, le rythme de ses phrases, le mouvement de ses images et son regard particulier, l’auteur-peintre exerce une nouvelle fois sur nous son pouvoir de fascination…
Samia Hammami