Franca Doura et les territoires du désir

Franca DOURA, La boutique des fins heureuses, Academia, coll. « Livres libres », 2018, 130 p., 14 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-8061-0432-8

Si le titre du troisième roman de Franca Doura fait songer au recueil de nouvelles de Bruno Schulz, Les boutiques de cannelle, son récit construit l’espace de la lecture comme une boutique dans laquelle on pénètre, happé dans un climat de hasard, de fête foraine et de magie. Arpentage poétique des territoires de l’enfance, des paysages de l’amour, d’une recherche d’insolite, de rencontres fulgurantes, La boutique des fins heureuses s’ouvre sur une attraction d’une fête foraine, un spectacle intitulé Mémoire du monde. Sur la piste, un homme doué d’une mémoire prodigieuse répond sans faille aux questions les plus diverses du public. Les performances mnémoniques de l’artiste réveillent les souvenirs de la narratrice qui reconnaît un de ses amants, le « poète fou » Diogène qui, pour consommer leurs ébats, l’amenait dans des maisons closes. La réalité n’est jamais ce qu’elle est, elle se révèle sous son double. Les évidences se complexifient, la roue du hasard tourne. Si le prodige des chiffres ressemble à Diogène, il est en réalité son frère jumeau, Paco. Après avoir été l’amante du premier, la femme devient celle du second.

Dans ce roman se tenant dans l’affirmation du désir féminin, Franca Doura campe une femme libre au fil de ce qui se lit comme un auto-portrait. Non dans le questionnement hystérique du « Che Vuoi ? », du « Que me veut l’Autre ? » théorisé par Lacan à partir d’une nouvelle de Cazotte dans Le diable amoureux, non en interrogeant le désir depuis la tension suscitée par l’énigme du désir de l’autre, mais en construisant activement  dans le réel ce qui alimente les pulsions érotiques. La femme quitte son statut de proie courtisée pour être agent des histoires qu’elle met en branle.

Le « un » n’est que leurre écrivions-nous, la gémellité s’avance non seulement comme la vérité de la réalité mais de l’amour. La matière, le rythme, la flamme qui fécondent l’amour, qui allument les fantasmes de la narratrice sont consubstantiels à l’écriture, aux lettres. C’est ainsi qu’en marge de sa liaison avec Paco, elle s’élance dans une filature et dans la rédaction d’une correspondance avec l’inconnu du banc du parc Lauzax. « Ulysse, depuis quelque temps vous n’avez pas réapparu sur le banc du parc Lauzax. Me voilà en tête-à-tête avec votre absence, des questions sans réponse, une âme sans rythme et inquiète ». Les écrivains libertins du 18ème siècle avaient saisi qu’il n’y a d’emportement amoureux ou plutôt de stratégie érotique sans le long détour par la veine épistolaire, que, sans l’encre et le corps à corps des esprits s’analysant, le brasier des sens reste en deçà de ses promesses.

Dans Dona Flor et ses deux maris, Jorge Amado imagine le retour sur terre du premier mari décédé auprès de sa veuve remariée : peu satisfait d’avoir été éconduit au profit d’un deuxième époux, il se réincarne afin de jouir de Dona Flor. Ici, c’est de son propre chef que la narratrice s’élance dans une aventure avec les jumeaux, rompant avec le rôle si longtemps attribué aux femmes, celui de l’attente, de la passivité. Entre quête surréaliste de hasards objectifs et ironie d’une Histoire qui tisse une partition dans le dos des protagonistes, Franca Doura explore le tissu de la mémoire, ses carrousels des possibles.

Véronique Bergen