L’urgence est aussi littéraire

Un coup de cœur du Carnet

Caroline LAMARCHENous sommes à la lisière, Gallimard, 2019, 165 p., 16 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 9782072819292

Nous sommes à la lisière : superbe titre pour un recueil de nouvelles qui ne l’est pas moins. Caroline Lamarche s’était déjà, dès ses débuts, révélée comme une auteure exigeante en matière de littérature et d’écriture peaufinée. Le recueil de nouvelles, Le jour du chien, publié aux éditions de Minuit en 1996, lui valut d’emblée le prix Rossel. À la suite d’un chien en errance, elle traçait le portrait d’humanités au bord de gouffres.

Après quantité de romans aux enjeux audacieux et autres textes, elle renoue avec l’exigence de ses débuts, tant les deux recueils s’inscrivent dans la même urgence. Le jour du chien décrivait des souffrances humaines, Nous sommes à la lisière, celles qui s’abattent sur le monde tout court, avec comme témoins involontaires les animaux qui nous côtoient et souvent subissent le sort auquel on les destine : une disparition progressive, lente et peut-être irréversible. Victimes de nos incohérences, ils en sont aussi les témoins privilégiés et même des frères dans ce malheur qui taraude le monde. D’où ce magnifique titre inspiré par une phrase de Pierre Gascar, reprise en épigraphe : « À chaque instant, la bête peut changer : nous sommes à la lisière. » et tirée du livre Les bêtes. Nous sommes à la lisière comme au bord d’un précipice où la folie des hommes nous précipite. Face à une certaine conscience du déclin planétaire, nous sommes à la lisière comme à la frontière d’un monde en mutation.

De bêtes, il en est précisément question dans ces neuf nouvelles, dont chacune porte le nom de l’animal dont il sera question. Des noms particulièrement signifiants car ils sont parfois ceux de personnages, comme Rudi, celui de l’écureuil qui renvoie à un drame parental intime et inconsolable, ou Mensonge, celui du cheval qui reflète un univers en décomposition face à « l’intrusion de l’humain » et des non-dits familiaux lourds à porter. Il y a aussi Ulysse, patronyme que la narratrice prête à un hérisson, en référence au roman de Joyce qui a toujours résisté à sa passion de lectrice et lui rappelle son incompréhension du monde : « Bref, je pensais à cet animal comme à moi-même : quelqu’un qui qui se hâte avec ardeur vers un but (mais lequel ?) et que la vie, sans cesse, contrarie ou place dans des situations potentiellement périlleuses. » Beaucoup d’animaux donc, mais aussi d’êtres humains particulièrement attachants, comme ces bénévoles actifs dans un refuge de revalidation, un refuge où travaille… une réfugiée roumaine, elle aussi rescapée de la folie humaine. Il y a aussi le conducteur d’un engin de destruction, empathique, le fermier en colère contre la modernité imbécile et envahisseuse, l’artiste banni d’une ville, Bruxelles, extraordinairement décrite en vingt lignes d’anthologie, les deux squatteuses d’un garage abandonné d’Uccle qui font prendre conscience à un homme embourgeoisé du « vide, aussi immuable qu’élégant », de son existence parce que partout, elles veulent s’élever. Dans ces nouvelles, Caroline Lamarche pose des questions qui font écho en nous. Profondément. Des questions essentielles et existentielles. Impossible d’oublier ce technicien des alarmes et ce garde des arbres venus au secours d’une femme qui veille sur une villa trop grande pour elle, une femme qui aimerait « un homme qui veille sur elle comme le garde sur les arbres. » Face à cet homme qui étend, selon l’expression de Marguerite Yourcenar, le cercle de sa compassion à toutes les créatures vivantes, la narratrice s’effondre : « Je m’assieds sur une chaise, me laisse tomber plutôt car tout à coup je pense avec accablement à notre planète en souffrance – oui, c’est le mot, ils souffrent tous, l’étang, les arbres, les insectes et les bêtes, comment en sommes-nous arrivés là ? Mes paupières brûlent de révolte, un chagrin dur qui a perdu depuis longtemps le tendre chemin des larmes. » Elle souhaiterait tant « comprendre notre innocence perdue, la fin de l’époque enchantée où nous croyions la nature éternelle. » Un passage dont les marches pour le climat ont emboîté le pas et l’urgence ces dernières semaines.

Ce recueil est une invitation à redevenir les « complices de quelques vies sauvages », de ces bêtes tutélaires dont nous partageons la même lisière, celle du vivant. Malgré l’urgence et la nécessité qui ont suscité ces nouvelles, y dominent un sentiment d’apaisement, de réconciliation avec soi-même et le monde, ainsi que la possibilité d’une résilience générale, d’une survie au cœur de la catastrophe en cours. En un mot, une sagesse.

Michel Torrekens