Quarante-huit fois 48cc

Ilan MANOUACH, Abrégé de la bande dessinée franco-belge, 5e Couche, 2019, 48 p., 20 €, ISBN : 978-2-39008-018-3

Curieux ouvrage que cet Abrégé de la bande dessinée franco-belge livré par la maison d’édition indépendante La 5e Couche. Cet album conceptuel est l’œuvre de l’artiste Ilan Manouach, un plasticien et musicien né en 1980 à Athènes et qui a étudié à l’Institut Saint-Luc à Bruxelles. Son travail autour de la bande dessinée l’a amené à détourner différents albums : notamment le Maus d’Art Spiegelman, devenu Katz (imprimé en 2011 à petit tirage, il représente tous les personnages avec des têtes de chat) ; ou Les Schtroumpfs Noirs dans Noirs (qui consiste en une réimpression de l’album en utilisant uniquement de l’encre cyan). En 2015 sort Tintin Akei Kongo, une traduction pirate en Lingala de l’album Tintin au Congo. Son œuvre tactile Shapereader, composée de plusieurs panneaux en bois, se présente comme un répertoire de formes revisitant la bande dessinée et destiné aux lecteurs malvoyants. Enfin, en 2018, Manouach publie Blanco, un album entièrement vierge qui interroge entre autres sur la standardisation et la commercialisation (le terme blanco désignant, dans le jargon de l’imprimerie, un exemplaire non imprimé d’un livre, permettant d’évaluer l’objet en tant que tel).

C’est dans la continuité de cette œuvre que se situe son Abrégé de la bande dessinée franco-belge. À l’origine du livre, il y a l’achat, par l’auteur, en une après-midi, de quarante-huit albums de bande dessinée franco-belge de seconde main. On y retrouve les séries les plus populaires du genre, uniquement des albums de quarante-huit pages cartonnés en couleur. L’acronyme 48cc a été inventé par la maison d’édition l’Association pour désigner ces bandes dessinées formatées, devenues ultra-normatives. Ilan Manouach a scanné les 2.304 pages ainsi collectées et en a dégagé des éléments typiques : personnages, idéogrammes, onomatopées ou phylactères qui constituent un index, une base de données qu’il place dans de nouvelles planches, sur fond bleu ciel, sans recourir au moindre procédé narratif. Manouach sample, en quelque sorte, un corpus classique et reconstruit, sur la base des résidus extraits, une bande dessinée explosée. Voitures et avions ; gags et clins d’œil ; Cubitus et Bill ; Joe Dalton et Longtarin, Broum Paf et Plouf mais aussi corps de femmes en morceaux et personnages noirs représentés de façon raciste. Dégagés du sens que leur conférerait un récit, les éléments frappent par leur caractère éminemment stéréotypé, accentué par leur récurrence. 

Ce livre, au croisement de la bande dessinée, de l’art contemporain et de la réflexion conceptuelle, invite à porter un regard critique sur la production normative qui domine encore le marché de la bande dessinée.

Fanny Deschamps