Il y a 25 ans au Rwanda…

Martin BUYSSE, Muzungu, Zellige, 2019, 333 p., 22 €, ISBN : 978-2-914773-89-8

En avril 1994, le Rwanda basculait dans l’horreur et l’Occident restait prisonnier de ses intérêts pour ne pas réagir, ou réagir bien trop tard.

Comment comprendre l’enchaînement des événements qui ont mené au génocide ? Martin Buysse propose des éléments de réponse par le biais d’une fiction, fondée sur une documentation rigoureuse.

Le roman Muzungu est centré sur le personnage de François et pose la question de savoir pourquoi on s’engage, pour quelle cause et pour quel camp.

François a un passé de militant durant ses études. Il ne connaît rien à l’Afrique et encore moins au Rwanda, alors que sa sœur Charlotte, de dix ans son aînée, vit à Londres avec un Tutsi rwandais. Le hasard le met en contact avec des réfugiés rwandais à Bruxelles, principalement des Hutu. À l’occasion des épisodes qui ensanglantent régulièrement le Rwanda en ce début des années 1990, il se fait progressivement une opinion sur l’histoire du pays depuis la colonisation. Quand le Front Patriotique Rwandais (FPR) tutsi envahit le pays depuis l’Ouganda, il comprend que « cela frappe des camarades » et qu’il ne s’agit plus de lutter maintenant pour des causes abstraites comme à l’époque étudiante. Il se propose de les aider, en engageant sa plume.

Les informations que lui fournissent ses amis hutu vont à l’encontre de ce qu’il appelle « le récit dominant », c’est-à-dire la lecture que « la machine de propagande internationale alimentée par le FPR » a imposée aux médias occidentaux et au monde politique : celle de la légitimité du point de vue tutsi par rapport à un régime dominé par les Hutu et réputé dictatorial et sanguinaire.

À Kigali où il s’installe, François met sa plume au service du pouvoir hutu, sans jamais, cependant, appeler aux actions sanglantes. Il propose d’autres informations et d’autres analyses que celles du « récit dominant », montrant la duplicité du FPR tutsi qui mène des massacres, mais il se montre réticent aux mots d’ordre et attitudes du pouvoir hutu.

Ainsi est abordée la question du choix d’un camp dans un engagement. Qu’est-ce qui pousse François à choisir le point de vue hutu ? Ses amitiés bruxelloises avec la diaspora rwandaise, sûrement. Également, a contrario, les relations difficiles avec sa sœur Charlotte qui épouse le point de vue tutsi. Ou encore sa révolte devant l’injustice d’une mise en cause unilatérale.

Étant en position de tiers extérieur au conflit, non mêlé affectivement à l’un des camps, il se place dans un discours rationnel. Mais peut-être la cohérence de ce discours et de ces analyses est-elle, tout autant que l’affectif, un facteur d’aveuglement. Et il s’aperçoit que son travail journalistique se retourne en fait contre lui et devient un prétexte à l’accuser. François a « soutenu une cause », en s’estimant être du côté du plus faible, « du petit peuple ». Mais le récit de l’Histoire que les médias occidentaux ont rendu crédible – au prix de quelles demi-vérités et de quels aveuglements – l’a mis du côté des accusés. Le condamne cette phrase d’un de ses articles : « Le FPR est vu par la communauté internationale comme une force de libération créditée d’avoir mis un terme au génocide des Tutsi par les Hutu. Tout peut lui être pardonné. » 

Martin Buysse ne se prononce pas sur la justesse de la cause des uns et des autres. Si la perception de François est privilégiée, parce qu’elle pose la question centrale du roman – l’engagement –, le point de vue de l’autre camp est assumé et résumé par Charlotte, sa sœur. Sa perception à elle est tout aussi cohérente et pertinente. L’on revient ainsi à la question : pour quelqu’un épris de justice, qu’il est difficile d’analyser, de comprendre. La « vérité » tient à un équilibre fragile. Et plus encore si on ne veut pas rester inactif.

Le roman est ainsi une réflexion exemplaire, à partir d’une situation historique avérée, sur le pouvoir des médias, sur la manière dont une propagande politique efficace peut les conditionner et par là influencer l’opinion publique. Qu’il est difficile de lutter contre le récit dominant !

Mais il s’agit aussi de la description d’une dérive personnelle et d’une lente descente aux enfers pour François qui a été témoin de l’indicible, qui s’est retrouvé totalement impuissant pour enrayer l’horreur et n’a pas pu honorer ses promesses. Il en porte lourdement le poids et la culpabilité. « Personne ne pouvait sortir indemne d’un séjour au Rwanda au printemps 1994. » Cette dérive est aussi la trahison de ses liens familiaux.

Le roman reste ouvert. Que peut-on vraiment reprocher à François ? Lui qui par conviction idéaliste et par amitié s’est retrouvé empêtré dans une Histoire qui finit par le broyer.

Une question se pose néanmoins. Martin Buysse se livre-t-il, sur fond d’Histoire, à une pure spéculation à propos de l’engagement d’un jeune Européen dans un conflit où il a été aveuglé en soutenant les génocidaires hutus ? Dans ce cas, il aurait fallu indiquer plus nettement le caractère hypothétique et fictionnel de la soi-disant manipulation du récit médiatique dominant par le FPR. Si Martin Buysse vise à démontrer la véracité de cette manipulation par le FPR, de très sérieuses réserves doivent alors être émises. Depuis vingt-cinq ans, suffisamment d’études ont montré qui étaient les génocidaires et comment le massacre avait été programmé.  

Joseph Duhamel

Le dernier paragraphe a été ajouté le 4 avril 2019, suite aux réactions de nos lecteurs. Nous espérons lever de la sorte toute l’ambiguïté, bien involontaire, de cet article. S’agissant du génocide des Tutsis, l’horreur des faits ne souffre en effet plus aucune ambiguïté.