« Son Bateau ivre »

Rony DEMAESENEER et Alain MUNOZ, L’habitude (presque) rassurante des départs, Éléments de langage, 2019, 106 p., 15 €, ISBN : 978-2-930710-18-1

Collectionneur passionné de Rimbaud, père d’un Arthur de quatre ans, Rony Demaeseneer bâtit avec ce recueil de fragments, son propre Bateau ivre. Tel celui de Thésée, il le construit avec des souvenirs familiaux épars depuis Prague jusque Bruxelles. Cette ligne de huit cents kilomètres d’Est en Ouest, par-dessus le 50e parallèle, tisse son identité et son récit d’un fil à la fois géographique et généalogique ; de ses grands-parents à son fils, ultime destinataire de ce long poème très dense.

Assez pour relever d’une narration expérimentale, issue de plusieurs centaines de notes prises au vol en train, tram, bus, auto, bistrot. L’habitude (presque) rassurante des départs est un voyage sans confort. Ni en lecture ni en pensée. Le titre du livre et le fauteuil sur la couverture — dessiné par Alain Munoz, comme l’ensemble des franches illustrations du texte —, sont chiasme et oxymore où « habitude rassurante » s’oppose à « presque départs ».

Cependant, le rythme des lignes centrées sur les pages, la concision des paragraphes, la respiration par escales pour chapitres, la scansion à voix basse, entraînent doucement et sûrement dans l’espèce d’un apaisant roulis, celui du flot constant de rails figurés par le texte, et du flux continu des traits filés par la fenêtre du wagon, aisément imaginé entre là-bas et ici, à Forest un soir début mars, où le vernissage du livre et de ses dessins a battu son plein ; où l’auteur choisit de lire cet extrait :


Dans la ville, tous sont ouvriers,
employés à la brasserie,
tous des Schveik en série
qui brassent et rebrassent, sans fin,
la vis fore l’orge,
Plzen est une forge qui s’endort à minuit
quand les brasseurs de la nuit,
chevaliers du malt, s’éveillent
pour transformer en or l’eau trouble du puits. h

« Ni d’avant ni d’arrière, notre littérature est de garde, comme l’on fait du bon vin. Nous publions des OLNI, des objets littéraires non identifiés. » Tel est en substance le pitch de Nicolas de Mar-Vivo à propos de ce livre et de son « comptoir éditorial », joliment nommé « Éléments de langage » parce qu’avec eux, tout est permis et espéré.

Sur la table sous la fenêtre, les dix-neuf titres en six ans publiés par la jeune maison sont couchés et font l’amour, entre autres langues, à la française. Ici, les lettres tentent de nouvelles positions dans d’inédits espaces où les plus petits dénominateurs communs ne sont plus que le geste et la page.

En somme, le présent ouvrage et l’action de la maison d’édition donnent un sentiment de luxe intellectuel total : lorsque l’écriture cherche et explore plus loin qu’elle-même.

Tito Dupret