Exquises esquisses…

Un coup de cœur du Carnet

Anne-Michèle HAMESSE, Le neuvième orgasme est toujours le meilleur, Cactus Inébranlable, 2019, 149 p., 15€, ISBN : 978-2-930659-70-1

Amateurs de pornographie, passez votre chemin ! Le titre du recueil de nouvelles d’Anne-Michèle Hamesse, en écho au poète latin Catulle, est trompeur. Ou, plutôt, relativement trompeur. Il sera question de féminité, de sensualité, d’érotisme mais le thème générique filigrané est davantage celui des interactions humaines ou, plus subtilement, la nécessité de happer des gouttes de lumière au cœur des ténèbres.

Huis clos projette dans le sillage d’une employée d’agence de voyage, Camille. Au sortir d’un grand magasin, elle se retrouve coincée dans un ascenseur avec un vieux couple et son chef de service exécré. La situation extrême va-t-elle renverser les rapports ?

Chambre noire se déroule chez Mathilde. Pour arrondir ses fins de mois, elle loue une chambre à « des inconnus qui cherchent où coucher » Or ce quinquagénaire, qui monte avec une jeune fille noire de seize ans, des allures d’« animal à dresser », ne laisse pas de l’inquiéter.

La maison du canal, qui rappelle l’atmosphère du beau roman de Gérard Adam Stille Nacht, se faufile entre émotion et rêverie. Une femme à vélo, du côté du littoral mais à l’intérieur des terres, le long d’un canal, un arrière-plan de carte postale, croise un homme qui inspire confiance, semble trouver un havre de paix, une sorte de paradis ou d’utopie qui l’arrache à la banalité solitaire du quotidien mais son hôte disparaît soudain et…

Dix-sept nouvelles ! Écrites et narrées avec vivacité. Qui renvoient à l’importance et à la difficulté du contact, cette source tragique de la condition humaine. Peut-on exister sans un détour/retour de l’autre/miroir ? Dix-sept ruptures du quotidien. Dix-sept basculements. Opérés, la plupart du temps, autour de figures féminines. Des femmes souvent abandonnées. Un mari décédé ou parti avec une guichetière, ou parti sans partir (quand il ne vous voit plus, ne vous entend plus, ne vous caresse plus, ne vous parle plus). Hum, les hommes n’apparaissent pas toujours fort reluisants. Mais il y a des exceptions, des hommes-oasis aussi. Un père, un inconnu, un serveur indien… Elles ne baissent pas les bras, nos héroïnes. Elles sont prêtes à réagir, à ouvrir encore et encore leurs bras et leurs cœurs, en quête de résilience. Et la chance se présente, fugace et malaisée à saisir : « un bon ours affable et rassurant, avec sa pipe et son pantalon à grosses côtes de velours », « un grand chien calme, maigre et triste, se tenant à peine debout sur ses grosses pattes maladroites », un ouvrier serbe…

À mettre en exergue aussi la distorsion entre deux décors. D’un côté, un univers morne, dans lequel les rapports humains s’anémient :

Johann, qui s’ennuyait autant que moi, consultait sans cesse son smartphone pour tromper le temps en attendant d’être servi. (…) cette cage immobile et puante au milieu de nulle part (…) une puanteur de vieil escalier, de ferraille rouillée et d’urine. (…) le tram traversait des quartiers laids et misérables, les rails grinçaient d’un bruit rouillé de raclement de gorge (…). 

A contrario, un vent d’exotisme et d’onirisme souffle à travers l’ensemble du recueil, balaie les crêtes du gris, du sale, du médiocre. Camille travaille le long de la digue de Saint-Idesbald, Lise quitte La Panne pour rouler vers Furnes, les polders flamands :

Elle a toujours aimé les grisailles du Nord, les ourlets argentés parcourant la mer, frissonnants de froid même sous le soleil. (…) À perte de vue, des champs de blé, au loin une ferme et encore plus loin une petite église trapue en position de poule pondeuse.

Quand on ne se balade pas dans les pinèdes de la Villa Borghèse…

L’étendard de la vitalité se dresse au milieu du carnage et on songe au bras levé du Radeau de la Méduse. Une leçon de vie. Rien n’est facile, donné, acquis, il faut sans cesse remettre le travail sur le métier, goûter la moindre parcelle de beauté, de partage, de plaisir, de bonheur.

Belle mise en abyme avec la nouvelle-titre, un bijou de sensualité qui revisite à l’envers (du point de vue féminin) les rêveries occidentales sur l’Orient. La narratrice quitte une table, un compagnon et la morosité pour glisser vers les cuisines d’un restaurant indien, s’abandonner aux odeurs enivrantes, au ballet des cuisiniers et, in fine, s’anéantir pour renaître à travers l’appétit, le sens, le don, l’aventure, jusqu’à appréhender de nouvelles dimensions, aux lisières du fantastique :

(…) je restai là, tout désir comblé, telle une étoile de mer abandonnée sur le rivage, encore éclaboussée de mille éclats d’écume blanche, molle et convenablement rassasiée. (…) Travestie en plat indien, j’avais trouvé ma forme idéale (…) je transformais les gens qui m’ingurgitaient (…) secrète, appétissante, fumante, méconnaissable (…). 

Philippe Remy-Wilkin