Un coup de cœur du Carnet
Thomas LAVACHERY, Rumeur, École des loisirs, 2019, 123 p., 12.50 €, ISBN : 978-2-211-23885-4
Disons-le d’emblée : Rumeur est un grand roman, de ceux que vous aurez plaisir à offrir autour de vous. La saga de Bjorn le Morphir, Jojo de la Jungle, Ma famille verte et les quatre volumes de Tor ont assis la renommée de Thomas Lavachery, récent lauréat du Grand Prix triennal de Littérature de Jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Avec Ramulf, l’auteur s’adressait déjà aux adolescents comme aux adultes.
Rumeur, le petit nouveau, comblera aussi tous les lecteurs. Pour découvrir l’histoire, ouvrons le premier rabat : « Voilà Tarir, le mangeur de capincho ! » Tarir a reçu l’insulte comme un coup de pied dans le ventre. Chez les Indiens Zapiro, le capincho est un animal honni, un brouteur d’herbe, un pleutre qui pleure au moindre danger. N’importe quel Zapiro traité de cette manière aurait donc riposté. Mais pas Tarir, le timide, le taiseux, qui n’a rien trouvé à dire. Depuis, la rumeur a circulé. Tarir est devenu un paria parmi les siens. S’il ne veut pas mourir d’une flèche dans le dos, il doit partir. Vers la forêt du Pays mort qui abrite les exclus ? Vers Los Blancos, la ville où les Indiens ne sont pas les bienvenus ? Le destin de Tarir est en marche…
Le volume, paru à l’École des loisirs, a de l’allure et, comme d’habitude, les illustrations sont de l’auteur lui-même. L’élégante couverture d’un beau vert sombre nous plonge au cœur de la forêt, mais la surprise vient du cahier central en couleurs : en tournant ses pages, vous avancez dans un « chaos de taillis, de lianes enchevêtrées », avant de découvrir la dernière image. Quelques traits, un regard saisissant : comme surgie des profondeurs de la jungle, la créature apparue vous hantera jusqu’au terme du récit.
Et le capincho, il ressemble à quoi ? « C’est un brouteur d’herbe qui ressemble un peu au capybara, mais en plus petit. » Pour en savoir plus sur les mœurs du curieux animal ou sur les Indiens Zapiro, vous pouvez vous reporter aux notes de fin de récit. L’auteur y rappelle notamment sa dette à Alfred Métraux, un anthropologue suisse compagnon d’Henri Lavachery, son grand-père explorateur, mais il évite d’encombrer son récit de références encyclopédiques. La ville où Tarir se mêle aux colons se nomme Los Blancos, et si l’indication parait rudimentaire, le monde qu’il découvre a des allures bien réelles et menaçantes. Des hommes se promènent le fouet à la ceinture, le caoutchouc vaut de l’or, et les Indiens sont torturés, parfois exécutés, s’ils n’en rapportent pas certaines quantités.
Lire aussi : Thomas Lavachery, un aventurier de l’écriture (C.I. n° 201)
La simplicité et la puissance des descriptions impressionnent. L’« élagage sévère » auquel l’auteur s’astreint et dont il parle dans la plaquette d’accompagnement de l’exposition Thomas Lavachery : La cuisine d’un auteur, est ici évident. On retrouve la même fraicheur dans l’intrigue et les personnages. « Il n’y a pas d’histoire sans rupture, sans conflit, sans problème. C’est aussi simple que cela ». La rumeur contraint Tarir à quitter son village et celui qu’on nomme dorénavant le « mangeur de capincho » rejoint les parias au cœur du Pays mort. Des personnages colorés vont rompre la monotonie de cet exil, le tonitruant Chum la Calebasse que protège un dieu ayant trouvé refuge dans son pied gauche et la chamane Sua-Tête-Rouge. Mais l’un et l’autre disparaitront comme ils sont apparus, laissant Tarir affronter seul les épreuves qui l’attendent encore.
Roman d’aventure, conte philosophique ou récit initiatique ? Peu importe l’étiquette : le lecteur s’attache à ce héros qui connait l’éveil des sens autant que les transports de l’âme. Surtout, il y a ce rire qui traverse le livre et qui rappelle « l’humour blanc » cher à Michel Tournier :
Je me vis allongé sur un radeau, ballotté dans les tourbillons espiègles. Tournez, tournez, les étoiles ! Dansez pour moi sur la voûte du ciel ! À l’intérieur de mon crâne intact, un rire résonnait, voué à l’éternité.
Est-il maladroit d’évoquer ici Tournier et ses « Robinsonnades » ? Thomas Lavachery convoque lui-même la figure de l’illustre naufragé. Son héros a lu une trentaine de fois le roman de Defoe, et comme le Vendredi de Tournier, Tarir finit par enseigner à son protecteur les rudiments de la vie sauvage.
Quoi qu’il en soit, le talent avec lequel l’auteur de Rumeur atteint à son tour la « saisissante nudité du conte »[1] est admirable. Sans délivrer de morale, il parvient à donner à l’errance d’un Indien d’Amazonie des résonances universelles. Plus d’un siècle nous sépare de Tarir, mais le lecteur d’aujourd’hui, jeune ou moins jeune, y reconnait un frère. Avec Rumeur, Thomas Lavachery confirme, si c’était encore nécessaire, qu’« Il n’y a pas de littérature pour enfant, il y a la littérature »[1].
Marc Wilmotte
Plus d’informations
La plaquette d’accompagnement de l’exposition Thomas Lavachery : La cuisine d’un auteur est téléchargeable ici. L’exposition peut être empruntée gratuitement par les bibliothèques, les écoles et les centres culturels.
[1] Extrait du dossier consacré à Vendredi ou la vie sauvage dans Michel Tournier, Romans, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2017.