Jean-Pierre VERHEGGEN, Gisella, suivi de L’Idiot du vieil âge, entretien avec Éric Clémens, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2019, 272 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-413-4
S’il ne les a pas déjà fêtés à l’heure de l’écriture de ces lignes, Jean-Pierre Verheggen approche des septante-sept ans. Selon ses dires, il ne pourra alors plus lire Tintin, mais sa verve ne s’est pas essoufflée, n’a pas « vieusi ». En témoigne l’entretien réalisé en octobre 2018 avec Éric Clémens, intitulé « Mauvaise fréquentation », qui ponctue cette réédition de Gisella (initialement paru en 2004 aux éditions Le Rocher) et de L’Idiot du vieil âge (publié en 2006 chez Gallimard) dans la collection « Espace Nord ».
L’on peut d’emblée saluer l’intelligence de la collection d’avoir rassemblé en un seul recueil deux ouvrages très différents émanant de la riche bibliographie de Verheggen, chacun déployant une force particulière de son écriture : une certaine « gravité » (soulignée par Éric Clémens) pour Gisella, une exubérance (de thèmes comme de formes) pour L’Idiot du vieil âge, tous deux irrigués d’un humour et d’un plaisir de la langue typiquement verheggeniens. C’est que le poète, et a fortiori le lecteur, prend son pied. Aussi bien dans Gisella, hommage vibrant à « Djiss » Fusani, son épouse décédée des suites d’un cancer, que dans L’Idiot du vieil âge où l’idiotie s’affirme comme mode de (ré)jouissance.
Le premier texte se divise en huit chants développant un ton singulier et une facette de Gisella, la donnant à lire, ainsi que formulé sur la quatrième de couverture, « belle, infiniment douce et magnifiquement rebelle ». Mastroianni aura même ajouté son grain de sel : « Siete fortunato », aura-t-il dit à Verheggen tandis que Gisella l’a abordé, non sans audace malgré sa timidité, dans un café parisien :
Compliment, compliment Monsieur,
vous êtes « fortuné » vous savez !
Il avait deviné qui tu étais,
et quelle chance j’avais de vivre à tes côtés !
Comme Verheggen l’exprime dans l’entretien, « s’il ne fallait retenir qu’une chose [de Gisella], ce serait celle-là ». Dans la manière même qu’a le poète de formuler cette pensée se lit tout l’amour qu’il porte à Gisella. Pourtant, l’on retiendra aussi combien « Djiss » est réinventée dans la langue de Verheggen, au gré du quotidien vécu et des imaginaires partagés. Il s’agit bien d’une réinvention et non d’une transfiguration : son essence sera toujours préservée ; elle est libre, généreuse et curieuse, ce dont rendent également compte les diverses photographies de Gisella qui émaillent le livre.
Le travail d’entrechoquement des mots et des signifiants se retrouve également dans L’Idiot du vieil âge. Cette seconde partie se présente comme un livre en douze chapitres, chacun traitant d’un thème particulier : ainsi de Tintin, des œuvres d’art, des fromages, de la publicité, etc. Tout, jusqu’au moindre détail trivial, y passe. Comme dans tout livre de Verheggen, nous assistons à une bombance de calembours, de détournements de citations, de blagues à foison. Le rapport à la langue travaillé par Verheggen provoque le rire, qui opère ce qu’Éric Clémens thématise comme une « déformation de compromis » : selon lui, le poète va jusqu’à bousculer cette idée où le rire apparait comme un compromis entre la violence et la communication. Le travail de Verheggen est sous-tendu par une profonde intention de mêler wallon, pages roses du Larousse, citations, mots du dictionnaire et rapprochements incongrus, offrant de fait une exemplaire réflexion sur la langue elle-même.
« Quand on me demande ce qu’est pour moi la poésie, c’est un handicap. Mais un handicap génial » : cette réédition augmentée de l’entretien avec Éric Clémens délivre, au même titre que J’aime beaucoup ma poésie (ouvrage issu de la Chaire de poétique à l’UCL en 2009), un Verheggen exubérant, jubilatoire, anarchiste à tous points de vue. Il y aurait encore beaucoup à dire de cet ouvrage mais, entre éclats de rire, décomplexion et force de réflexion, cette réédition de Gisella et de L’Idiot du vieil âge prouve combien sa « petite poésie ne connait pas la crise » – et certainement pas celle de de la septanteseptaine !
Charline Lambert