Jean-Philippe TOUSSAINT, La clé USB. Roman, Minuit, 2019, 191 p., 17 € / ePub : 11.99 €, ISBN 978-2-7073-4559-2
Sous-titré « roman », La clé USB commence curieusement par une vingtaine de pages à caractère encyclopédique, d’ailleurs rigoureusement documentées, autour de la futurologie contemporaine : prospective stratégique, méthode Delphi, films de science-fiction, cybersécurité et ordinateur quantique, système informatique blockchain, monnaie électronique bitcoin. Ce procédé n’est pas sans rappeler le prologue érudit de Moby Dick, où la baleine fait l’objet de multiples citations savantes ou anecdotiques, mais ici le champ d’étude est étroitement lié au motif du cryptage, c’est-à-dire à la dialectique savoir-secret. La narration proprement dite commence à la page 26 : un expert à la Commission européenne présente devant le Parlement son rapport sur les atouts de la technologie blockchain, à la suite de quoi il est abordé par deux lobbyistes. Ainsi débute une investigation totalement individuelle et officieuse, avec halte secrète en Chine dans le style palpitant d’un roman d’espionnage, violences physiques en moins. Le but ultime du héros n’est pas précisé – peut-être quelque rapport ultérieur et confidentiel à la Commission sur une tentative d’escroquerie sophistiquée, avec à la clé quelque gratification pour cet exploit méritoire quoique indiscipliné…
La clé USB fait un peu penser à une enquête du Monde diplomatique : informatique de pointe, compétition commerciale et financière internationale, négociations cauteleuses, personnages plus ou moins douteux. La matière romanesque du livre et son suspense auraient aisément pu se limiter à cet imbroglio de cachotteries, de faux-semblants, de filatures réelles ou supposées, que ponctuent fortement deux larcins : chapardeur d’une clé USB au contenu confidentiel, le héros se fait à son tour dérober son ordinateur portable. S’agissant de spécialistes en cybersécurité, l’ironie de l’auteur n’est pas mince. Dans le domaine économique comme dans le domaine militaire, l’information est source de pouvoir et de profit, de sorte que dissimulation et cryptage y prennent une importance névralgique. Ainsi les relations entre les différents interlocuteurs sont-elles faussées d’entrée de jeu : chacun s’efforce de taire au mieux tout ce qui pourrait être utile à l’autre, de ne lui fournir que des leurres ou des informations insignifiantes, tout en tâchant d’obtenir de lui des éléments utiles. Les scènes transactionnelles sont donc doublement « doubles ». Et l’aventure dans son ensemble est dominée par un thème obsédant : la hantise de la dépossession.
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Mais le roman ne s’arrête pas là. Le héros a également une vie familiale qui, elle non plus, n’est pas un modèle de simplicité. D’un premier mariage, il a un fils qui vit en Italie avec sa mère depuis le divorce. Sa seconde femme lui a donné des jumeaux, mais la mésentente a débouché sur la séparation et la garde alternée. À cela s’ajoute un vieux père accablé par les chimiothérapies. « J’étais devenu un expert de l’avenir, mais […] de l’avenir du monde, jamais de mon propre avenir ». Jean Detrez – son nom n’apparaitra qu’à la p. 159 – est à la fois un être profondément désemparé, un fonctionnaire introverti, sujet à des comportements névrotiques d’échec, persuadé de l’imminence d’un désastre, mais paradoxalement téméraire durant l’épisode chinois. Cette histoire personnelle chahutée s’entremêle certes avec celle de l’enquête sur le bitcoin, mais les deux récits semblent autonomes l’un par rapport à l’autre, sans véritable interférence. Maladresse du romancier ? Livre écrit trop rapidement ? Une autre hypothèse se laisse entrevoir : avec la « hantise de la dépossession » qui en forme la clé de voute, l’affaire d’espionnage serait la métaphore (très) filée de l’évolution psychologique du héros. Cette évolution, en effet, est étroitement marquée par le motif de la perte. Ce n’est pas seulement sa situation familiale qui lui échappe, c’est la mémoire au moment précis de prendre la parole en public, c’est la capacité d’exprimer ses émotions. C’est le sens même de sa propre existence,
Comme le transfert d’informations stratégiques, les échanges interpersonnels font l’objet de dissimulations et de « cryptages » permanents. La différence, c’est qu’ils sont involontaires pour une large part, mais inséparables de l’articulation entre l’individu et le social. L’on sait d’ailleurs que, originellement, le sujet humain se construit sur base de perte, d’occultation et de leurre, d’où s’élabore l’inconscient. Avec ses manœuvres retorses, la guéguerre cybersécuritaire en offre donc une allégorie à la fois riche et inattendue. Encore fallait-il un romancier de talent pour en apporter la démonstration.
Daniel Laroche