Daniel SOIL, L’avenue, la kasbah, M.E.O., 2019, 160 p., 15 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 978-2-8070-0207-4
Elie est cinéaste et il débarque en Tunisie au plein cœur des mouvements du printemps arabe. Son arrivée dans le pays vise initialement à préparer un retour sur les lieux de tournage du film de Jean-Jacques Andrien, Le fils d’Amr est mort (1975). Mais dès qu’il pose le pied sur le sol tunisien, il est pris dans le tourbillon d’espoir qui anime la population qui se mobilise dans les rues. Dans sa foulée et derrière sa caméra, nous arpentons les assemblées, les sit-in, les défilés.
Et nous rencontrons Alyssa, qu’il aborde lors d’une réunion. Entre eux, c’est le coup de foudre immédiat. Le besoin de se revoir relève de l’évidence, la communion d’esprit est forte tout autant que l’attirance des corps. Et pourtant, leur relation ne va pas de soi dans une société qui sépare hommes et femmes ou permet leur rapprochement sur un mode très étroit et codifié. Elle est institutrice, mais vit chez ses parents, ses possibilités de sorties sont très peu nombreuses et limitées dans le temps. La passion est cependant plus forte que ces entraves et Facebook leur tient lieu de point de rencontre, de partage. Le récit des jours de fièvre est entrecoupé d’échanges écrits entre eux, mais aussi d’informations critiques issues de médias divers sur le pouvoir en place, sur la répression qui entoure le mouvement. La discrétion des amoureux trouve son pendant dans celle qui entoure la circulation et l’expression des idées au sein d’un régime qui voudrait tout contrôler pour mieux conserver le pouvoir et que l’on surnomme la Sinistre Surveillance.
L’on sait que l’amour et la révolte se contiennent aussi mal l’un que l’autre et que les tentatives de répression ne font souvent qu’attiser les passions. Mieux encore : assortis, ils donnent un cocktail étonnant qui déplacerait les montagnes. Dans ces joutes, la parole et l’écrit jouent un rôle fondateur, et les références littéraires apportent la nécessaire aura mythique : Elie et Alyssa vivent au diapason de Didon et Enée, l’opéra de Purcell. Leurs échanges en prennent parfois la tonalité et la forme poétique. Le récit lui-même en est empreint :
Vaste campagne buissonnière piquée de collines, de bourgs endormis. Elie se familiarise avec la rocaille de la langue, ne cessant de répéter le nom de la petite ville. El Fahs, El Fahs, El Fahs, aspirant le h aussi fort que possible. Il imagine les cohortes venues de loin, de Rome puis d’Arabie, parcourir des yeux le paysage et dire : c’est ici qu’il faut mettre pied à terre. Pour de bon.
Les gens raisonnables soulignent volontiers que les révoltes et la passion ont souvent peine à composer avec la réalité et ses contraintes. L’amour D’Alyssa et Elie résistera-t-il à l’éloignement ?
Assurément bien documenté sur les faits qu’il relate et qui servent de fond à cette fiction, Daniel Soil a mis à profit sa présence sur place en tant que Délégué de la Wallonie et Bruxelles à Tunis de 2008 à 2015 pour élaborer un récit en mouvement continu qui séduit par la vivacité et la sincérité qui s’en dégagent.
Thierry Detienne