Odile D’OULTREMONT, Baïkonour, Observatoire, 2019, 220 p., 18 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 979-10-329-0432-9
Pêcheur de crustacés et de gastéropodes en mer de Bretagne, Vladimir Savidan, qui se souciait beaucoup de la sécurité des autres mais ne portait jamais de gilet de sauvetage, a vu un jour l’Atlantique prendre l’ascendant sur Baïkonour, son Cleopatra Fisherman 38, et a disparu au fonds des flots, laissant comme seul legs à Edith et Anka celui des épouses et progénitures de marins : après l’attente, un corps manquant. L’absence d’une marque tangible de fin de vie. L’une et l’autre réagissent d’ailleurs très différemment à la tragédie. Amoureuse depuis l’enfance de cette immensité d’eau – rêvant même d’y trouver sa place, de préférence à la barre – Anka contracte une colère sourde contre cette amie chère qui lui a ravi définitivement son modèle et père, en maîtresse avide. A contrario, la femme du loup de mer est dans le déni, fomente des prières par intermédiaire pour faire revenir l’être aimé et, tout à trac, se mue en fabrique de soupes. Des potages qu’elle prend soin de mettre dans des thermos individuels pour tous les camarades de son mari, avec pour promesse qu’ils les lui rendent. Dans cette tractation, elle entrevoit qu’ils reviendront au port et fait un pacte avec l’espoir, crée du lien entre la terre ferme et l’océan.
Chaque matin, un peu avant huit heures, Anka se dirige vers Chez Line, le commerce de sa marraine, où elle officie – faute d’avoir été autorisée par ses parents à assouvir davantage son penchant pour la navigation à l’heure des apprentissages – comme coiffeuse. En surplomb, cela fait plusieurs jours que Marcus, le grutier, l’observe. Il n’est pas du pays, vient à peine d’arriver mais « depuis son perchoir, il prend le pouls de la communauté et distingue progressivement, comme le font les spécialistes d’une fourmilière, la petite musique du groupe ». Il perçoit chez cette jeune femme une énergie différente, ressent un tel élan qu’il se met à vouloir tout connaître d’elle, à distance silencieuse. Mais un jour, sur la Grand Place de Kerlé, l’équilibre tacite qui existe entre ces deux inconnus, observateur et observée, est rompu : le casque de chantier de Marcus tombe aux pieds d’Anka, manquant de la blesser, et dans son sillage, voilà que là-haut, le grutier est inerte, plus suspendu qu’à un filin.
Dans Baïkonour, deuxième roman sensible (après le remarqué Les déraisons, prix de La Closerie des Lilas), Odile d’Oultremont trace en cinématique et touches impressionnistes les trajectoires d’êtres mus par le deuil, la mélancolie et une certaine inadéquation à faire partie de la même chorégraphie préétablie que leurs semblables. D’Anka qui refuse son assignation cadenassée de femme à Marcus qui préfère prendre du recul vertical sur le monde, en passant par Vladimir si taiseux sur son enfance ou Edith qui place l’infime portion de lueur qui lui reste dans des légumes, tous naviguent contre vents et marées avec leur propre forme de pudeur, leur résistance intime à la fatalité, leur apprivoisement à tâtons de l’existence. Pour Anka comme pour Marcus, il faudra qu’une collision – tant symbolique que réelle – vienne percer leur carapace pour qu’enfin, le phare de leurs vies indique à nouveau une direction à suivre, avec le cœur.
Anne-Lise Remacle