Intensité scalpel

Un coup de cœur du Carnet

Maud JOIRET, Cobalt, Tétras Lyre, coll. « Lyre sans borne », 2019, 50 p.,12 €, ISBN : 978-2-930685-47-2

 « Je suis atomisée. »

Dans ce premier opus que signe Maud Joiret aux éditions Tétras Lyre, la poétesse ne croque pas la vie à pleines dents : elle y mord complètement, armée jusqu’aux dents. Jusqu’aux traces. Jusqu’à l’hématome. Dehors ça blesse, c’est étouffant et, sur la chair de l’âme, ça devient bleu. Dedans ça vit, ça étouffe et, dans les mains, ça devient cobalt.

Une scission où le dehors prend le pas sur le dedans – ou vice versa – est à l’œuvre. La tonalité du « Weltschmerz » domine dans le recueil, cet « accès de mélancolie ou maladie mentale / c’est selon » où une forme d’inadéquation au monde est ressentie, portée à la millième puissance. Affects et percepts alors se vivent et sont absorbés par tous les canaux possibles : le regard, les pores, le sexe, le pli du bras. Dans le brouhaha ambiant, entre deux mails ou devant l’entrejambe ouvert en attente de l’orgasme point le désir d’une sève, d’une giclure, d’un fouet. Maud Joiret délivre une langue-Magnum, magnétique et attisante.

Face à l’épreuve de ce monde, comment se sentir en adéquation ? Qu’opposer quand il nous dévoile constamment le spectacle de sa déréliction, de sa bêtise ou de sa platitude ?

[…] prétextant l’ordinaire je convoque
le pire dans mes escapades
où l’urgence prévaut sur tout
c’est toujours à ces moments-là
que je me sens le plus
en adéquation avec ce qui se passe

L’urgence, l’intensité et l’extrême apparaissent alors dans Cobalt non comme des palliatifs pour « supporter », mais comme des formes de vie, comme un style. À l’instar de l’élément chimique 27 du tableau périodique des éléments, les mots, poudreux, deviennent le noyau dur et solide de l’écriture de Maud Joiret. Tout autour, comme une nuit qui s’étire, le bleu intense et charnu de sa langue.

Il s’agit d’éviter que les particules se fassent la malle
sans que j’aie pu donner forme à quelque chose.
Je suis, en somme, pavée d’espoir.
C’est toujours là que je te vois. 

Si la poétesse « [s’]absente de la surface vertigineuse des échanges – dystopique », c’est qu’elle vise une intensité autre que la communication policée : « Quand je te lis tu me lies / axiome pirate / par injection / dans la pupille / mes iris bandent ». Nous sommes frappés, de plein fouet : le propos de Cobalt est non seulement érotique, mais également éminemment politique. Cette dimension est poussée jusque dans le rapport au langage :

Je régurgite souvent à côté,
hirsute, ce qui s’alphabétise
malgré moi 

Véritable affirmation de la vie, célébration du vivant, ce recueil est calibré pour danser sur nos langues, d’une danse où sont conviés cartomanciennes, sorcières, hydres et éphémères.

Ça ne marche pas.
J’ai envie de traquer celle
qui réveille cerveau et tripes
avec ses mots sertis dans la magie
je veux des giclures sales
sur mes parterres fleuris
pom-pom mélancolie

Entre traque et présence, Cobalt, terriblement intense et dense, est une bombe qui délivre une poétesse à cran – à cran d’arrêt. Une immense réjouissance.

Charline Lambert