Charles PLISNIER, Faux passeports, Postface de Pierre Mertens, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2019, 355 p., 9,50 €, ISBN : 978-2-87568-422-6
En 1991, dans sa postface à Faux passeports de Charles Plisnier, Pierre Mertens soulignait « l’incroyable modernité », voire la fraîcheur de ce texte. Il faut dire qu’à l’époque le vent du changement qui s’était levé deux ans plus tôt pour abattre le Mur de Berlin passait sur l’URSS pour y balayer un peu plus de huit décennies de communisme.
Mais que reste-t-il en 2019 de ce faux roman, composé en réalité d’une suite de nouvelles reliées par le regard d’un narrateur identique ? Un classique, en cela que les portraits campés par Plisnier cristallisent une époque en en rendant sensibles les chamades et les convulsions. Dès l’avertissement, l’écrivain prend ses distances avec le je qui s’y exprime, à qui il « souhaiterait garder quelque mystère », et il s’emploie à définir une attitude vériste envers tous les autres personnages. C’est que son œuvre se veut avant tout « une étude qui port[e] sur le drame d’une époque divisée, une certaine mystique de l’action et surtout, sur des êtres dans le profond de leur conscience et de leur instinct – c’est-à-dire des âmes. »
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Le livre paraît pour la première fois en 1934 puis dans une édition augmentée en 1937. Il constitue un événement en soi pour l’histoire de Nos Lettres dans la mesure où son auteur sera le premier Belge à se voir distingué par le Prix Goncourt. Cette reconnaissance n’allait pas qu’au style puriste et léché de Plisnier, mais aussi au tempérament de ses protagonistes, qui demeurent au fond assez naturalistes, guidés de l’intérieur par une force aveugle sur la voie d’un engagement sacrificiel pour le Parti. La figure de Iegor, dans la nouvelle éponyme, est exemplaire d’une telle attitude, lui qui ira jusqu’à endosser des crimes imaginaires et se condamnera en toute connaissance de cause, pour servir jusqu’au bout une logique, forcément déraisonnable quand elle n’est plus qu’idéologique.
Plisnier se tient donc entre centre et absence dans ces pages qui décalquent son propre parcours au sein du mouvement communiste. Le jeune avocat au Barreau de Bruxelles s’enflamme pour la Révolution russe et s’encarte en 1921. Il connaîtra les fièvres de l’idéalisme, les débats tenus jusqu’au bout de la nuit dans ces brasseries « où on agitait frénétiquement le destin du monde ». Et combien de meetings, de manifestations en face à face avec les fusils des gendarmes ? Combien d’heures à discourir pour sauver la peau de Sacco et Vanzetti, de jours à militer et à travailler (il dirigera notamment le Secours Rouge international) ? Tout cela pour être exclu pour déviationnisme trotskyste au Congrès d’Anvers en 1928 et être rendu à sa classe d’origine.
Plisnier s’est rendu compte à temps qu’il avait été agi par un système qui se plaisait davantage à reconstruire le réel qu’à vraiment changer la vie. Sa désillusion l’a amené à transmuer les valeurs qu’il avait servies avec passion en une œuvre littéraire dénuée de la « moraline » qui caractérisera ses écrits ultérieurs, comme le soulignait avec justesse Pierre Mertens. Faux passeports fut sans doute, pour l’agitateur revenu à son rang de bourgeois, la meilleure façon de réaffirmer, sans pesante amertume ni reniement contrit, sa foi en la Vérité et en la Littérature – ce dernier refuge de l’intelligence. Alors oui, Faux passeports se lit aussi bien en 2019 qu’en 1991 et il a même tout l’avenir devant lui…
Frédéric Saenen