Frédérique DOLPHIJN, Au bord du monde, Esperluète, 20119, 177 p., 18 €, ISBN : 9782359841176
Romancière, poète, cinéaste, metteuse en scène, Frédérique Dolphijn bâtit une œuvre attentive aux infra-voix, aux mouvements souterrains qui ouvrent sur d’autres mondes. La finesse subtile avec laquelle elle mène les dialogues de la très belle collection Orbe aux éditions de l’Esperluète (dialogues avec Isabelle Stengers, Anne Herbauts, Ève Bonfanti et Yves Hunstadt, Jaco Van Dormael, Colette Nys-Masure) compose la basse continue d’Au bord du monde, un roman explorant les non-dits, les lames désirantes de personnages pris dans la logique du songe.
C’est autour d’un lieu de vacances baptisé Mon Rêve que Frédérique Dolphijn campe les glissements de terrains, les éboulements psychiques qui affectent une série de personnages vivant des histoires parallèles dont le dénominateur commun est cette résidence tenue par une créature étrange, Madame Lacroix. Fugue des trois enfants (des triplés) Colinet, désagrégation du couple formé par leurs parents, récit d’un deuxième couple de vacanciers qui, lui aussi, lors de son séjour à Mon Rêve, se sépare, troisième série narrative formée par un tombeur et une mystérieuse Elisée qui prendra la clé des champs… Les êtres que Frédérique Dolphijn met en scène vivent sur pilotis, sont comme penchés sur un secret intérieur, sur un cadavre dans le placard intergénérationnel. Dès l’instant où elles franchissent le portail de Mon Rêve, ces créatures proches des silhouettes de Folon se reconnectent à des énergies primordiales, au royaume onirique.
Ce que les arbres taisent n’est nulle part écrit.
Dans la nuit des branches, des silhouettes apparaissent. En haut, tout en haut, à toucher la cime, l’Enfant se dresse, ouvre les bras, crie, s’élance. Il vole.
L’envoûtement poétique laisse l’architecture dans l’ouvert, complexifie le dialogal par le monologue intérieur de l’Enfant, un être à part, fils simplet rejeté par sa mère, Madame Lacroix. « Il aime ce qui se dit à l’intérieur de lui. Il ne veut pas perdre ces paroles-là. » Chaque vacancier débarque avec son lot de fêlures, de fragilités tandis que Raoul, le mari de Madame Lacroix, vibre à l’unisson de la nature, amoureux de ses vaches, des champs, des bruissements du vent. La musicalité poétique est accompagnée par la mention de morceaux de rock ou de musique classique (un morceau d’Atom Heart Mother de Pink Floyd, Alone des Damned, Voodoo Chile de Jimi Hendrix, Sun Ra, Smetana, Vivaldi…) : occupant la marge du texte, apparaissant à certaines pages face à un paragraphe, ils en donnent la couleur, doublent les sortilèges du verbe par l’univers sonore. Au puzzle de l’existence, il manque toujours une pièce qui empêche que la raison se referme sur elle-même. C’est sur cette pièce cachée, introuvable, sur cette part onirique qui file dans l’ailleurs que Frédérique Dolphijn veille, soucieuse de ne pas résoudre l’énigme que chaque vie se pose à elle-même. Le voyage du verbe demeure fidèle à une éthique de l’inachevé.
Des existences nouées se défont, le vernis se craquelle. Les vaches et les veaux de Raoul, sa génisse préférée Mélodie, partent à l’abattoir à la demande de sa femme. Elisée, la femme convoitée s’enfuit, laissant Nico à sa solitude. Dans la marge, Brian Eno soulève la géologie du texte dont il révèle les lignes sismiques. Des lignes sur lesquelles les êtres funambulent, au bord d’eux-mêmes, au bord du monde.
Véronique Bergen