Marguerite YOURCENAR, « Le pendant des Mémoires d’Hadrien et leur entier contraire », Correspondance 1964-1967, (D’Hadrien à Zénon, IV), Texte établi et annoté par Bruno Blanckman et Rémy Poignault, préfacé et coordonné par Elyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, Gallimard, 2019, 344 p., 29,50 €, ISBN : 9782072790119
Dans ce quatrième volume de correspondance couvrant les années 1964-1967, la voix de Yourcenar explore principalement trois directions : des réflexions éblouissantes sur ses œuvres en cours (L’œuvre au noir, son étude et ses traductions des Negro Spirituals dans Fleuve profond, sombre rivière, son anthologie La couronne et la lyre), ses conflits juridiques avec Plon, ses combats environnementalistes, son pessimisme face à l’évolution du monde. D’emblée, frappe la hauteur de vue, ce regard yourcenarien qui décèle l’intelligibilité du tout dans un détail et perçoit dans les grands mouvements historiques et géologiques les bruissements du temps et de l’éternité.
Adressées à des écrivains — Georges Sion, Alain Bosquet, Natalie Barney, Hortense Flexner… —, à ses avocats, ses éditeurs — Plon, Gallimard —, des admirateurs, des membres de sa famille de Crayencour, les lettres reflètent la « vie immobile » que traverse l’écrivain résidant à Mont Désert. En un parallélisme éloquent, la période des années 1964-1967 fait écho à la deuxième partie de L’œuvre au noir, « la vie immobile ». L’on peut voir en Zénon un double, un portrait en creux de Yourcenar. Leurs cheminements sont, en effet, convergents. Aux trois parties de L’œuvre au noir (La vie errante, La vie immobile, La prison) correspondent dans la vie de Yourcenar ces mêmes scansions. Chez l’un et l’autre, une quatrième étape advient, placée sous le signe de la libération intérieure.
Dans une lettre à Georges Sion, elle confie que son roman sur Zénon est conçu comme « le pendant des Mémoires d’Hadrien et leur entier contraire ». À Bruno Roy, elle approfondit sa pensée : « Hadrien était l’histoire d’une victoire (autant qu’il peut y avoir une victoire) ; L’œuvre au noir en apparence au moins d’une défaite, mais je voudrais prouver au lecteur qu’il y a un point où l’antinomie victoire-défaite perd tout sens ».
Face à l’état du monde, de la planète, une inquiétude doublée d’un profond pessimisme traverse l’épistolière. La guerre américaine au Vietnam, la dévastation écologique (« nous polluons l’air et l’eau et détruisons l’innocent monde animal (et, plus insidieusement, nous-mêmes »), la plongée du monde dans la laideur et la dureté, le saccage des lieux sauvages aboutissent à un constat sans appel et à une mission : « dans notre monde, si dur aussi, et plus malade, encore que celui du Moyen-Âge, où l’artiste a une fonction si importante à remplir ».
Visionnaire sur le plan écologique, elle l’est aussi sur le devenir de la culture, du milieu de l’édition, anticipant, des décennies avant le triomphe de ce qu’elle redoutait, l’hégémonie de la médiocrité littéraire, d’« un conformisme commercial », de la littérature comme divertissement lobotomisé et inoffensif.
« On est si las du roman qui se claquemure loin de l’essentiel » (lettre du 8 novembre 1964 à Alain Bosquet).
De l’analyse de la teneur de sa misogynie aux problèmes des traductions, du refus quasi général, dûment étayé, des adaptations théâtrales ou cinématographiques de ses œuvres au bras de fer juridique avec Plon (avec qui elle rompt, refusant qu’il publie L’œuvre au noir qu’elle réserve à Gallimard), de la gestation de ce qui deviendra la trilogie du Labyrinthe du monde à ses chiens, ce tome 4 voyage dans la couronne d’épines d’une époque mue par le schème du productivisme et de l’exploitation, une époque qui a perdu la lyre d’Orphée. Ses plongées romanesques dans la Rome antique, dans l’Inquisition nous livrent un miroir sub specie aeternitatis captant les plis du présent via le passé, les constantes anhistoriques via la muse Clio.
Véronique Bergen