Archives par étiquette : Correspondance

L’esprit Yourcenar au travers de sa correspondance

Marguerite YOURCENAR« Zénon, sombre Zénon ». Correspondance 1968-1970 (D’Hadrien à Zénon, V), Texte établi et annoté par Joseph Brami et Rémy Poignault avec la collaboration de Bruno Blanckeman et Colette Gaudin, édition préfacée et coordonnée par Joseph Brami et Michèle Sarde, Gallimard, 2023, 944 p., 42 € / ePub : 29,99 €, ISBN : 9782072988936

yourcenar zenon sombre zenonDernier volume de la série de correspondances D’Hadrien à Zénon, « Zénon, sombre Zénon » couvre les années 1968-1970 qui voient la parution de L’Œuvre au noir quand éclate Mai 68. Nombre de lettres éclairent le regard rétrospectif que Marguerite Yourcenar pose sur son œuvre, délivrent des analyses précieuses de son esthétique, de sa poétique romanesque. D’autres rendent compte des conflits avec le monde de l’édition, avec Plon, ou laissent entrevoir les prémisses d’un vaste projet autobiographique en germe qui deviendra Le labyrinthe du monde. Parmi les innombrables destinataires, des éditeurs, des auteurs, des critiques, des lecteurs, Claude Gallimard, Bruno Roy,  Gabriel Marcel, Béatrix Beck, Patrick de Rosbo, Jean Guéhenno, Marcel Arland, Georges Sion, Carlo Bronne, Marcel Thiry…, auprès desquels elle approfondit des points nodaux de sa pensée de l’art, apporte des précisions quant à la manière d’interpréter ses œuvres. Continuer la lecture

Christian Dotremont et Régine Raufast, « jockey du vent »

Un coup de cœur du Carnet

Christian DOTREMONT, La reine des murs suivi de Lettres de Christian Dotremont à Régine Raufast, Illustrations de Pierre Alechinsky, Postface de Stéphane Massonet, Fata Morgana, 2022, 88 p., 15 €, ISBN : 978-2-37792-117-1

dotremont la reine des mursLes éditions Fata Morgana nous donnent à lire ou à redécouvrir une pépite poétique et amoureuse sculptée par Christian Dotremont au début des années 1940. Alors qu’âgé de dix-neuf ans, il gagne Paris afin de rejoindre les surréalistes, il fait en 1941 la rencontre fracassante de la poétesse Régine Raufast qui deviendra sa « Nadja ». L’amour incandescent, illimité, explosif a pour nom Régine, à l’époque amante de Raoul Ubac, qu’il fréquentera durant deux ans sous la lumière du paroxysme. Dans le poème La reine des murs, tout n’est qu’élan, vibrations d’un feu intérieur plus âpre que celui courtisé par Breton. Davantage qu’une muse inspiratrice, la jeune femme est une révélation existentielle, l’incarnation d’un amour impossible placé sous la magie du chiffre 23. « Je l’ai rencontrée le 23 avril 1941, à 5 heures, je l’ai quittée le 23 mars 1943, à 5 heures : 23 mois avaient passé. C’est à cause d’elle que je ne fais plus de poésies » écrit-il après le suicide en 1946 de celle qu’il surnommait, entre autres dénominations saisissantes, la reine des murs. Continuer la lecture

Rwanda : « La violence des impuissantés »

Un coup de cœur du Carnet

Dominique CELIS, Ainsi pleurent nos hommes, Philippe Rey, 2022, 287 p., 20 €, ISBN : 978-2-84876-959-2

celis ainsi pleurent nos hommesLes romans sur le génocide des Tutsis par des Hutus au Rwanda en 1994 sont nombreux. Beaucoup ont tenté, avec des réussites diverses, de témoigner de l’horreur quand elle atteint de tels sommets d’inhumanité. Avec Ainsi pleurent nos hommes, la Belgo-Rwandaise Dominique Celis propose un tout autre point de vue, celui d’une descendante de victimes qui refuse la banalisation ambiante des faits. Dans une écriture ciselée pour l’occasion et adaptée à son propos. Continuer la lecture

Je vous écris du Goulag

Jean-Louis ROUHART, Lettres du Goulag.  Correspondance de détenus dans les lieux d’incarcération et d’internement du Goulag, Territoires de la mémoire, 2020, 301 p., 27 €, ISBN : 978-2-930408-46-0

rouhart lettres du goulagAvec Lettres du Goulag, Jean-Louis Rouhart a fait paraître un ouvrage essentiel sur le monde du Goulag en Union soviétique.  Il y a quelques années, ce germaniste professeur émérite à la Haute École de la Ville de Liège avait réalisé une étude consacrée à la correspondance clandestine – déjà – dans les camps nazis, essai qui avait reçu le Prix de la Fondations Auschwitz – Jacques Rozenberg en 2011.  Il s’attaque maintenant à la même problématique dans le monde soviétique. Continuer la lecture

Rolin et Sollers, attelés au même livre

Dominique ROLIN, Lettres à Philippe Sollers 1981-2008, éd. établie et présentée par Jean-Luc Outers et annotée par Frans De Haes, Gallimard, 2020, 432 p., 24 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-07-289375-9

rolin lettres a philippe sollers 2Avec ce deuxième volume des lettres de Dominique Rolin à Philippe Sollers, couvrant cette fois les années 1981 à 2008 – l’écrivaine disparaît quatre ans plus tard, le 15 mai 2012 – se clôture une aventure exceptionnelle et rare, à la fois amoureuse et littéraire, dont il y a peu d’équivalent dans l’histoire des lettres – et dans la vie, tout simplement. Exceptionnelle par sa fécondité d’écriture, certainement, tant les deux écrivains, depuis leur rencontre à l’automne 1958, ont conçu – outre leur œuvre personnelle, distincte mais par moments existant en miroir –  une prouesse qui défie le temps, les habitudes et les conformismes. Continuer la lecture

Yourcenar, correspondances des années 1964-1967

Marguerite YOURCENAR, « Le pendant des Mémoires d’Hadrien et leur entier contraire », Correspondance 1964-1967, (D’Hadrien à Zénon, IV), Texte établi et annoté par Bruno Blanckman et Rémy Poignault, préfacé et coordonné par Elyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, Gallimard, 2019, 344 p., 29,50 €, ISBN : 9782072790119

Dans ce quatrième volume de correspondance couvrant les années 1964-1967, la voix de Yourcenar explore principalement trois directions : des réflexions éblouissantes sur ses œuvres en cours (L’œuvre au noir, son étude et ses traductions des Negro Spirituals dans Fleuve profond, sombre rivière, son anthologie La couronne et la lyre), ses conflits juridiques avec Plon, ses combats environnementalistes, son pessimisme face à l’évolution du monde. D’emblée, frappe la hauteur de vue, ce regard yourcenarien qui décèle l’intelligibilité du tout dans un détail et perçoit dans les grands mouvements historiques et géologiques les bruissements du temps et de l’éternité. Continuer la lecture

D’un roman l’autre

Nadine MONFILS, Le rêve d’un fou, Fleuve, 2019, 128 p., 14,90 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2265116313

Nadine Monfils n’a pas fini de nous étonner. Spécialiste du polar drôle plein d’humour baroque et couronnée de prix en cette qualité, elle change ici de registre. Cette fois, elle met en scène dans son dernier livre, Le rêve d’un fou, un personnage réel, le facteur Cheval dont elle cite même par moments les paroles authentiques. « Les rêves, ça chasse les larmes », nous dit-elle, évoquant la croyance de son héros. Il s’agit d’un vrai roman. Continuer la lecture

Paul Colinet, rose en toutes lettres

Paul COLINET, Correspondance avec Rose Capel (1938-1947), Quadri, 2018, 104 p., 25 €

Louis Scutenaire écrivait de « Monsieur Paul » qu’il était « le Don Juan des mots ». Et, à lire les missives que Paul Colinet (Arquennes, 1898 – Bruxelles, 1957) adressa à Rose Capel (née Rosalie Bauwens à Rhode-St-Genèse, 1903 – décédée en Argentine en 1975), épouse du cousin germain de Colinet, on imagine sans peine l’effet merveilleusement ébouriffant que devaient produire ces lettres-poèmes insolites sur la destinataire, de cinq ans la cadette de l’écrivain. L’une des premières, vers 1938, est constituée d’un texte manuscrit, adressé à la « chère cousine », dont le contenu reste caché par un collage : il montre une jeune fille menacée par un fauve… Continuer la lecture

La galaxie Dominique Rolin-Philippe Sollers

Dominique ROLIN, Lettres à Philippe Sollers 1958-1980, éd. établie, présentée et annotée par Jean-Luc Outers, Gallimard, 2018, 480 p., 24 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-07-279542-8

Dans le sillage du premier volume Lettres à Dominique Rolin 1958-1980 de Philippe Sollers (un volume établi, présenté et annoté par Frans De Haes, paru chez Gallimard en 2017), sort le premier tome des Lettres de Dominique Rolin. Fait rare, voire unique dans le champ de la correspondance, les épistoliers étant tous deux écrivains, les lettres de l’un et de l’autre sont scindées et non croisées. Le choix éditorial est celui d’un dialogue qui se fait entre les tomes et non au sein d’un même espace textuel. Œuvre sidérante, tout entière portée par la passion absolue que nouèrent Philippe Sollers et Dominique Rolin jusqu’à la mort de celle-ci en 2012, cette constellation épistolaire offre une plongée souveraine dans un lien électif, un amour d’exception. Du coup de dés magique d’octobre 1958 (l’aimantation réciproque d’un jeune homme de vingt-deux ans ayant bousculé le paysage littéraire avec Une curieuse solitude et d’une écrivaine de quarante-cinq ans) à leur complicité passionnelle qui traversera les décennies, leur aventure existentielle, créatrice est tout entière placée sous le signe de l’axiome des amants : un pacte indéfectible entre deux êtres liés par une communauté intérieure, de sang et d’encre. Amour de l’aimé/e, de l’écriture, de la magie de Venise, de l’île de Ré, du « Veineux » (l’appartement de Rolin), laboratoire de deux œuvres qui se construisent sur des plans de composition distincts, haute exigence dans l’invention des formes, échos des événements historico-politiques, ouverture à la Chine vue comme une ligne de fuite par rapport à l’enlisement de l’Occident rythment une correspondance unique dans la littérature française. À l’invention sollersienne de structures textuelles inédites répond chez D. Rolin la quête d’un rythme, d’un souffle propre à chaque création. Continuer la lecture

La Belgique à l’honneur au Festival de la correspondance de Grignan

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Grignan (Drôme)

Le Festival de la correspondance 2018 aura lieu du 3 au 7 juillet autour du thème « Lettres de Belgique ». L’occasion d’une belle mise à l’honneur de la littérature belge, sous l’angle original de ses épistoliers. 

Le Festival est né à Grignan en 1996, année du tricentenaire de la mort de Mme de Sévigné. Depuis lors, il rassemble chaque été des auteurs, des comédiens, des éditeurs, des chercheurs et des artistes autour d’un genre parfois négligé : la correspondance.  Continuer la lecture

Une correspondance de travail et d’amitié

Marguerite YOURCENAR, En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux. Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte (1938-1980), Édition d’Elyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, Gallimard, 2016, 302 p., 21€/ePub : 14.99 €, ISBN : 9782070139781

yourcenar-lettresMarguerite Yourcenar était une épistolière prolixe. L’époque, ses nombreux voyages, sa vie d’exilée sur son île états-unienne étaient propices à la correspondance. Nombre de ses lettres ont déjà paru en volume[1], il en paraît encore et probablement qu’il en paraîtra davantage quand ses archives, tenues secrètes jusqu’en 2037, selon sa volonté de fer, seront enfin dévoilées. Volonté de fer : Yourcenar blindait sa correspondance comme son œuvre. Ses lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte « n’ont pas été déposées par l’écrivaine dans les archives de la bibliothèque Houghton avec les correspondances destinées d’emblée à la postérité », comme le rappellent Elyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, dans l’avant-propos. D’ordinaire, Yourcenar doublait sa correspondance sur papier carbone ; dans ce cas, il semblerait que non. Les lettres originales ont été découvertes par le neveu d’Emmanuel Boudot-Lamotte alors qu’il mettait de l’ordre dans la succession de son oncle. Continuer la lecture

André Gide et la Petite Dame. Une amitié éternelle

André GIDE, Maria VAN RYSSELBERGHE, Correspondance 1899 – 1950, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2016, 1168 p., 40 €

gideQuelle amitié magnifique ! Confiante, profonde, vigilante, inaltérable, elle a uni, un demi-siècle durant, André Gide et Maria Van Rysselberghe, dite la Petite Dame, et s’incarne dans une Correspondance éditée aujourd’hui par les soins de Peter Schnyder et Juliette Solvès.

Plus de mille pages, sous le signe de l’intelligence, de l’indépendance d’esprit, de la générosité, de la passion pour la littérature, mais aussi du partage spontané des impressions, émotions, menus et grands événements de la vie quotidienne. Continuer la lecture

Michaux, l’à distance

Un coup de cœur du Carnet

Henri MICHAUX, Donc c’est non, lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, NRF, Gallimard, 200 p., 19,50 €/ePub : 13,99 €

michauxAlors que d’aucuns devraient se faire inoculer quelque vaccin pour guérir de la rage d’apparaître qui semble les tenir, Henri Michaux incarne un contre-exemple absolu dans le refus de livrer son image, de laisser une trace autre qu’écrite, de brader sa présence au monde. Le barbare altier qu’il était partageait ainsi avec certaines peuplades fallacieusement taxées de « primitives » la conviction qu’être photographié revenait à se faire voler son âme ; et le seul film où on peut l’entrevoir, lors d’une conférence prononcée par Borges au Collège de France en 1983, montre un homme en passe de verser dans l’invisibilité, au regard dissimulé par d’épais verres fumés. Jamais d’interview, pas d’enregistrement. Pire : il était phobique du contact humain, en tout cas de celui que dictent les convenances sociales ou les ambitions littéraires. Alain Bosquet, dans La Mémoire et l’oubli, cernera très bien l’attitude de Michaux lorsqu’il se trouvait à proximité d’un congénère : « Je l’admire, de se montrer si hérissé, si hostile, si grinçant. Les vingt-cinq ou trente fois que je l’ai rencontré, j’ai surtout aimé le malaise superbement intelligent qui émanait de lui : aucune concession et aucune politesse extérieure. » Continuer la lecture

Vivre sa vie

Michelle FOUREZ, Adrienne ne m’a pas écrit, Luce Wilquin, 2015, 94 p., 10 €

512blogDepuis son premier roman paru en 1992, quelque chose fascine Michelle Fourez au cœur des bons soirs de juin. Quelque chose de l’ordre de la douceur, de la sensualité. De l’intensité. Qui amène les histoires à leur point de tension, à leur paroxysme. Puis à leur résolution ou à leur dissolution. Cette fois encore. Continuer la lecture

Bruts et convulsifs, Jean Dubuffet et Marcel Moreau

Pierre MALHERBE

moreauJean Dubuffet, Marcel Moreau : la rencontre de deux créateurs de cet acabit, tous deux jetant aux flammes, avec la même rage, « l’asphyxiante culture » – selon le titre de l’un des ouvrages les plus connus du créateur du cycle de L’Hourloupe – pouvait être risquée : ça passe ou ça casse. De 1969 à 1984 (Dubuffet meurt en 1985), ils échangèrent une soixantaine de lettres, se rencontrèrent à plusieurs reprises, à Paris et dans l’atelier du peintre-sculpteur, échangèrent des livres et quelques œuvres, et restèrent en bons termes – ce qui n’était pas gagné, quand on connaît les relations souvent tendues, puis suivies de ruptures fracassantes, que Dubuffet a entretenues avec bon nombre de ses contemporains. Dubuffet est plus âgé que Moreau, trois décennies les séparent. Pourtant, il ne s’agit pas entre eux d’un rapport d’aîné à cadet, d’artiste et père (spirituel) à écrivain déjà un peu connu, mais encore au début d’une œuvre qui aujourd’hui compte plus de soixante titres.

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