L’expérience poétique

Pascale SEYS, La poésie comme mode d’emploi du monde, Midis de la Poésie, 2019, 28 p., 8 €

Sondant les enjeux, la teneur de l’espace poétique, Pascale Seys nous convie à une traversée de quelques textes fondateurs. D’Anatole France (Le jardin d’Épicure), d’Hésiode (Les travaux et les jours), de René Char (Fureur et mystère), de Rilke (« La panthère ») et de Paul Celan (Le méridien et autres proses). Il s’agit d’aller à la rencontre de l’ombilic du poème, par-delà la convocation de ses seules spécificités formelles, de mettre à jour sa valence métaphysique, sa ligne éthique. Développant la connexion intrinsèque entre le poème et l’ouverture (aux ambivalences, aux jeux des contraires), filant la pensée rilkéenne de l’Ouvert reprise par Heidegger, l’essai circonscrit le lieu poétique comme un champ relevant d’un récit particulier et se tenant à l’écart du logos, de la pensée rationnelle.

La question posée à la racine du poème serait donc bien celle-ci : qu’est-ce qui rend la vie supportable ? 

Assigner ce questionnement et, dès lors, une tâche réparatrice, salvatrice à la poésie, présuppose un axiome qu’on peut ne pas partager : l’axiome selon lequel la vie est, en soi, insupportable. De même, resserrer la fonction poétique sous l’angle de ce qui procure un mode d’emploi du monde nécessiterait de plus amples développements. Est-ce au sens où Perec parlait de Vie, mode d’emploi ? Car il ne peut y avoir de mode d’emploi du monde, ce dernier cessant d’être monde, la vie cessant d’être vie, si une clé d’orientation leur est fournie. Plutôt qu’être liée à la survie et au salut (tant pour le créateur que pour le lecteur), l’écriture relève d’un pharmakon comme l’a analysé Derrida, à la fois remède et poison, remède parce que poison et poison parce que remède. C’est pourquoi la poésie funambule sur le fil d’un paradoxe : elle ne sauve ni personne ni de rien tout en procurant un salut qui ne rédime rien.  

L’interrogation qui parcourt le texte redéploie la pensée de Hölderlin selon laquelle « l’homme habite en poète ». Mais, à cette certitude d’une demeure, d’un monde rendu habitable par la poésie, Hölderlin ajoutait « à quoi bon des poètes en temps de détresse ? » (« Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? ») — une question figurant dans le poème « Pain et vin ».

Pascale Seys veille sur la préservation du lieu poétique, un lieu fragile, menacé, qui est avant tout un lien, une réinvention de la langue, une rupture avec « l’universel reportage » (Mallarmé) : « La poésie crée un monde habitable avec autrui et pour autrui, ce que l’on pourrait appeler une « poéthique » ».

Mais si la poésie rédime « le défaut des langues » (Mallarmé), depuis la fin du 19e siècle, elle a cessé de croire au poète-mage de Hugo, au poète-voyant de Rimbaud : elle s’est fait hara-kiri avec le poète « aux semelles de vent », s’est brisée sur la « crise du vers » avec Mallarmé, balbutie dans l’innommable avec Beckett, se brûle au « nouvelles révélations de l’être », à « l’anarchie couronnée » avec Artaud. Ou encore, s’abîme dans le cauchemar de l’Histoire avec Bachmann, dans le silence avec Pizarnik. Autre manière de dire que le verbe, la création poétique (au sens étroit ou au sens large que lui confère Pascale Seys) est traversé par l’impuissance et se tient du côté d’une expérience de l’impossible. Comme Pascale Seys le cisèle avec finesse, activant le motif celanien du poème comme poignée de main : « le poème manufacture, usine, tisse, tricote et tripote, « pulvérise » le langage et tend au monde et à l’autre avec qui je partage le monde, une poignée de main ».

Véronique Bergen