Chaos ? Utopies ? Démontage de poncifs !

Véronique BERGEN et WINSHLUSS, L’anarchie, théories et pratiques libertaires, Lombard, coll. « La petite bédéthèque des savoirs », 2019, 87 p., 10 € / ePub : 4.99 €, ISBN : 9782083675784

Une belle surprise du côté de la collection « La petite bédéthèque des savoirs » (aux éditions Le Lombard) qui comme elle le dit, ne s’interdit rien. L’une « des invitations à aller plus loin »
vient cette fois de Véronique Bergen comme scénariste, Winshluss comme dessinateur et d’Annomane pour la vive mise en couleur. L’alliance rock du numéro 29 de la collection, l’Anarchie, théories et pratiques libertaires. Évidemment, lorsque l’on se régale des planches de Winshluss à l’ironie grinçante (dont le style est assez particulier pour être rapidement reconnu) et de la narration agitée de Bergen, on sort de cette lecture décoiffée ! Prête à continuer la destruction des préjugés, car le duo s’attache ici à expliquer l’anarchie. Une vulgarisation réussie d’un courant politique qui a subi tous les poncifs imaginables. Connue et méconnue, certainement pas reconnue, l’anarchie c’est quoi ?


Lire aussi : La petite bédéthèque des savoirs, un travail d’experts (C.I. n° 198)


Le livre commence par un avant-propos fort bien mené de David Vandermeulen qui nous démontre dès le début combien « cette bande dessinée de Véronique Bergen et Winshluss, qui se donne pour mission de rappeler les grandes figures historiques de l’anarchisme et l’ampleur de cette galaxie de pensées, peut s’avérer salutaire.» Plus que cela, car David Vandermeulen commence en nous rappelant la phrase d’Édouard Philippe, Premier ministre français, à propos du 1er acte des gilets jaunes « La France ce n’est pas l’anarchie ! » Faux, monsieur Philippe, l’anarchie ce n’est pas le désordre, mais l’absence de chef. La première mystification à descendre sera donc le chaos. L’anarchie c’est beaucoup plus, et notre duo va s’attacher ici à nous rappeler ce que les mouvements anarchistes nous ont apporté et ce dont ils ont fait profiter toute la société.

Nous partons sur les chemins du savoir au côté de Jean-Baptiste (le bien nommé), l’ado lymphatique et boutonneux qui découvrira l’anarchie tout au long de cet opus. Les parents captent leur rejeton sur Internet, occupé à lire de la propagande anarchiste (mais la reconnaît-il ?). Ils décident alors de lui faire suivre une thérapie de conversion afin de sauver son système de pensée capitaliste, ce qui entraîne la décision radicale de Jean-Baptiste de se carapater fissa vers un monde meilleur.

Tandis que le psychiatre initie les parents du jeune fugueur aux mouvements anarchistes, ce qui nous sert d’introduction, Jean-Baptiste échoue sur l’île du savoir : le monde perdu de l’Anarchie. Il y rencontre un vieil anarchiste-Robinson à tête de Proudhon-Bakounine allumé. Après l’impudente analogie casseurs = anarchistes de Jean-Baptiste, l’anarcho-Robinson commence la leçon sur un fin « C’est le moment où tu aurais dû la fermer gamin…Chaos et utopies font partie des préjugés qui ont recouvert le mouvement anarchiste. Nos apports théoriques et nos actions ont été occultés… Notre importance a été refoulée dans la mémoire collective. »

On file avec nos deux personnages à travers les planches de Winshluss et les textes didactiques-caustiques de Bergen.  Voilà une solide vision des courants anarchistes, de l’histoire de ces derniers et des grandes figures. En 80 pages, on apprend, ou on se souvient. Le psychiatre met en exergue les différences entre l’anarchisme individuel et l’anarchisme social, avec un point bien sûr permettant de faire nettement la différence entre les libertariens et les libertaires. Puis, en suivant une ligne du temps assez claire, Bergen nous présente les grands théoriciens qui jusqu’au début du 20e siècle ont posé les bases de la théorie anarchiste. Proudhon, Bakounine, Kropotkine. Arrive la Première Guerre mondiale, marquant une rupture en Europe, et on passe à une présentation bien vulgarisée des évènements historiques dans lesquels les anarchistes ont joué un premier rôle : Commune de Paris, Révolutions mexicaine et russe…Les auteurs mettent en avant de nombreuses figures historiques anarchistes importantes, telles que Louise Michel, Emma Goldman, les frères Flores Magon, puis s’arrêtent sur les figures des anarchistes par le fait, les fameux terroristes de la propagande par le fait.

Comme le chante Martenot en 1893,

Placez une marmite
Bourrée de dynamite
Quelle que soit la raison
En faisant explosion
La nouvelle ira vite
Car pour inspirer la terreur
Il n’y a rien d’meilleur
Qu’la dynamite ! 

Et c’est ce que l’histoire retiendra. À l’avenir, la répression féroce qui s’abat sur tous les anarchistes occulte les revendications et l’apport immense de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme dans nos sociétés. Car finalement, l’anarchisme s’est développé comme une réponse au capitalisme de la révolution industrielle. À la fin du 19e siècle, les anarchistes étaient majoritaires dans l’Association Internationale des Travailleurs. La journée de travail de 8h, les autorisations de créations de syndicats (la création de la Confédération Générale des Travailleurs), les bourses du travail, droit à la contraception, droit à l’avortement… voilà des avancées majeures que nous devons en grande partie aux anarchistes. Les droits sociaux acquis sont souvent le résultat d’une lutte extrême, ils sont arrachés par certains en première ligne qui se battent pour le collectif.

Grâce à Bergen et Winshluss vous voilà prévenus, fi des préjugés lourdingues, y’en a plus d’un sur cent et c’est sûr ils (et elles) existent toujours, des ZAD de Sivens à Notre-Dame-des-Landes, dans le quartier Exarcheia à  Athènes, dans les mouvements Occupy, No Border…

Hélène Théroux