« De quoi vit l’homme ? »

Un coup de cœur du Carnet

Christophe POOT, Hareng Couvre-chef et autres chansons de marins, Cinquième couche, 2019, 68 p., 20 €, ISBN : 978-2-39008-034-3

Entier je suis entré, tête et menton devant, fier-bras tout gonflé de mon dur travail de docker, m’asseoir auprès d’hommes rugueux qui soulèvent comme moi bien plus que ce qu’on demande au corps d’un homme normal. Voilà de quoi sont faites mes sombres soirées. 

Dans un troquet, dont l’ambiance est suggérée par l’illustration de quelques personnages à la première page, débute l’aventure de Hareng Couvre-Chef. Celui-ci, après son travail harassant aux docks, part vider « quelques bières épaisses et lourdes au gosier » qui, forcément, mènent à une envie irrépressible de pousser la chansonnette. Une histoire de séduction s’y mêle, un peu casse-gueule, et nous savons à quel point, l’alcool aidant, une telle situation peut rapidement tourner au vinaigre. Voilà pour la trame narrative de Hareng Couvre-chef et autres chansons de marins, brillamment écrit et dessiné par Christophe Poot, qui a une petite dizaine d’ouvrages à son actif. Mais il y a beaucoup plus à dire à propos de ce livre.

Initialement paru en 2001, Hareng Couvre-chef fait l’objet d’une réédition à La Cinquième couche, qui œuvre depuis une bonne quinzaine d’années. La démarche de cette maison d’édition belge indépendante mérite d’être saluée : « Tout ce qui frôle la bande dessinée intéresse La Cinquième Couche et tend à l’en éloigner. Son champ d’action est, par définition, poreux et illimité. » Cette démarche fait naître de très beaux livres : Hareng Couvre-chef en est un.

Divisé en deux parties (l’histoire du personnage principal suivie d’un « cahier de textes »), ce livre est une œuvre d’art, politique et sociale. Les illustrations et la langue le disent assez : elles sont si puissantes qu’elles ne servent pas une réflexion politique, mais elles la cristallisent entièrement. Ce qui frappe particulièrement, notamment en regardant les illustrations (toujours en noir et blanc), est la manière qu’a Christophe Poot de maintenir traits et perspectives ouverts, depuis le huis-clos du troquet jusque dans l’illustration finale des docks. En plongée ou de face, les « scènes » de l’histoire de Hareng Couvre-chef sont accompagnées d’une langue fluide et mouvementée, mêlée d’argot :

Mes quinquets étaient sans doute aveuglés par les fumées de cibiches : un regard par-ci par-là m’a pas permis de voir si j’ouvrais trop grand mon cafteur, quelques costauds allaient me tomber sur le râble à bras raccourcis. Un petit jeunôt, même hargneux et hautain comme moi, ça fait pas le poids devant des habitués du surin et ils manquaient pas ce soir-là. Ça allait me souffler comme un gros typhon sur la caboche. J’allais pas l’oublier si tôt, la leçon douloureuse. 

Avant la section des chansons de marins à proprement parler, la dimension musicale de l’ouvrage tient déjà une large part au sein de l’histoire de Hareng Couvre-chef, jusque dans la langue elle-même : « Toute la bande s’anime jusqu’à s’étouffer. Gueulante et beuglante, flonflons et grelots, toc toc, poque poque, ça tape la tzing tzing. Mâchoires claquent clac clac et ça poche et ça coule. Y en a pour tous, du dièse et du contrepoint. On zozote pas à côté de la mélodie des crochets et des uppercuts… »

La teneur poétique du « cahier de textes » est indéniable ; bien davantage que de simples chansons à boire dans lesquelles nous noyons parfois notre fatigue du monde, la force des chansons de marins de Poot tient certainement à la dimension politique du propos, entre reprises et éreintement : « 5h et c’est déjà demain / Harassés de rejoindre les docks », « La fatigue ? / Tous les jours ». Car « de quoi vit l’homme ? », s’interroge-t-on avec Brecht dans la ballade qui conclut l’ouvrage, faisant figure d’explicit.

« La loi punit cruellement le contrefacteur de travaux forcés à perpétuité, pas l’éditeur », est-il indiqué dans le colophon. Nous voilà prévenus. De la « planche de garde » à la quatrième de couverture, le livre Hareng Couvre-chef et autres chansons de marins fait du bien par où il passe : dans les mirettes et dans la caboche. Et ça cogne si bien qu’on en redemande.

Charline Lambert