Evrahim BARAN, Le syndicaliste, le soufi et moi, MaelstrÖm, 2020, 364 p., 17 €, ISBN : 978-2-87505-345-9
Originaire d’Iran où il vécut jusqu’à ses vingt-cinq ans, le poète et romancier belge Ibrahim Baran évoque dans ce quatrième roman le drame social des Forges de Clabecq, dans les années 1990 alors que l’entreprise est sur le point de fermer boutique. Au centre du récit, il y a Eddi, le leader syndicaliste pur et dur (qui, bien que fictif, n’est pas sans rappeler un des mémorables acteurs du combat des travailleurs contre l’autorité) et Afshine, un étranger devenu concierge d’école après avoir quitté les forges et renoncé à toute forme d’action et de lutte, en phase avec les principes quiétistes du soufisme. Tous deux sont de vrais amis malgré leurs divergences d’opinions et sont en quelque sorte arbitrés par Gaëlle, la fille cabocharde et idéaliste d’Eddi, pleine d’amour pour son père et, malgré la différence d’âge, très éprise d’Ashline qui pour l’heure s’en tient dignement à son rôle d’ami précieux et bienveillant.
À vingt ans, après une adolescence excentrique et toute en recherche de fondamentaux, elle convie ces deux hommes de sa vie à rédiger chaque année quelques pages sur leur vécu dont elle ne découvrira l’ensemble que quinze ans plus tard. Ce sont ces récits, entrecoupés de ceux de Gaëlle elle-même – narration et commentaires conclusifs – qui constituent la matière du roman alors que peu avant l’échéance des quinze ans, Eddi et Afshine ont tous deux péri dans des circonstances criminelles qui ne sont pas étrangères à leurs options respectives et au dilemme qu’elles ont induites chez leur jeune amie : « Refaire le schéma classique d’une vie ordinaire, travailler, accumuler, me faire une place en jouant des coudes, avoir un poing de fer et être une battante, une excellente syndicaliste politicienne, fonctionnaire ? Tel qu’était mon père défendant ardemment sa position en jouant son rôle au sein des Forges de Clabecq moribondes ». Ou bien adopter la position préconisée par Afshine : « dire non à ce chemin tout tracé, offrir au lieu d’accumuler, faire don de mon temps et de mes capacités au lieu d’être compétitive et égocentrique, tendre la main ouverte vers les autres et non pas les garder à distance en la fermant, refuser toute fonction m’opposant à quiconque, bannir de mon vocabulaire les mots combat, lutte et compétition ? »
Au fil des pages écrites par les deux amis, se déclinent à la lumière de leurs convictions, leur vie sentimentale, les convulsions de l’agonie des Forges avec le procès intenté contre les ouvriers accusés de violences excessives à l’égard des autorités (et notamment d’un curateur), les réactions machistes des syndiqués contre la proposition – ourdie par Gaëlle – d’intégrer les femmes dans les prises de décisions, l’hostilité de nombre de camarades à l’encontre d’Eddi jugeant ses actions soit excessives, soit trop frileuses ou à la limite de la lâcheté, les options misogynes et radicales entretenues par Sergio, le marxiste pur jus… Avec au passage les nasardes d’Eddi – en pleine dépression – contre les psys qu’il rencontre sur les conseils de sa femme et où il ne voit que charlatans et pompes à fric.
Gaëlle, femme mûre désormais confrontée aux deux chemins privilégiés par ses chers disparus, fera son choix, mais les circonstances de la vie lui prouveront qu’elles peuvent se montrer plus décisives que toutes nos philosophies et macérations.
C’est bien la force de ce livre fraternel que de gommer ou tout au moins moduler les manichéismes simplistes dont, plus tard, les avancées de la communication exalteront davantage encore les attentats contre le respect mutuel, la recherche personnelle et la noblesse du doute.
Ghislain Cotton