Un coup de cœur du Carnet
Marie DENIS, L’odeur du père, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2019, 110 p., 14 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 978-2-931048-20-7
Il est des textes qui, une fois lus, se déposent en vous, et mènent dans les tréfonds de votre sensibilité un lent travail d’irrigation phréatique, dont l’impact réel peut prendre des mois, des années à se mesurer. Ainsi, immanquablement, L’odeur du père de Marie Denis, publié pour la première fois en 1972 chez le très confidentiel Robert Morel – qui proposait des petits ouvrages d’un format atypique, tout cartonnés de blanc, et où le texte commençait à même la première de couverture…
La voix de la fille ne tremble pas pour évoquer la figure paternelle qui, physiquement mais aussi dans son attitude face à la vie, lui rappelait Francis Scott Fitzgerald. Et si nous sommes bien dans le registre de l’écriture intime, le lecteur voyeuriste restera sur sa faim, tant le texte s’avère pauvre en anecdotes, voire en détails concrets sur le personnage. Son prénom, sa profession, ses relations féminines, resteront jusqu’au bout celés. Une seule certitude : il fut un soldat actif durant la Grande Guerre, avec les traumas et les cicatrices qu’une telle expérience implique. L’homme n’en est pas moins ressorti profondément croyant ; du genre lucide, à refuser l’existence des miracles, même quand il pérégrine à Lourdes.
Marie, à la fois autrice et narratrice, se maintient donc dans le flou, cultive le secret et assigne d’emblée au lecteur une position bancale face à la voix qu’elle impose. En effet, d’une phrase à l’autre, le sujet grammatical peut osciller entre des formes inhabituelles d’énonciation : un « on » tantôt impersonnel, tantôt collectif, tantôt même subjectif ; un « nous » dont il est malaisé de définir s’il est majestatif ou de modestie – la princesse qui l’emploie s’attachant à rester une petite fille – et qui parfois inclut le père en un duo complice ; un « tu » frontal qui peut se muer en « il » distancié, puis en « vous » déférent.
Cette partition (musicale et dissociative) n’installe cependant aucune confusion. Il s’agit juste d’en suivre la portée dans les méandres de la douleur, de la joie, de l’irritation, de la tendresse, du dégoût, bref d’une vie, pour finalement envisager ce soi-disant « roman » comme une tentative de fixer, sans la figer, l’évanescence des êtres. « Ainsi, c’est moi qui refuse la durée, la brièveté est mon œuvre ; je ne la subis pas, je la suscite. »
D’un disparu, si cher nous fut-il, il est connu que notre mémoire a tendance à nous trahir quant à de menus détails que nous pensions pourtant connaître par cœur. La couleur des yeux, le son et les inflexions de sa voix pourtant familière, se dérobent parfois, et s’éloignent d’autant plus que nous tentons de les reconvoquer. L’odeur (bien distincte du parfum) est peut-être ce qui vient à nous manquer le plus cruellement. Acre, douceâtre, enivrant, affolant, le musc corporel d’un vivant est cette indéniable preuve de sa présence au monde, dont nous prive inéluctablement la mort.
Marie Denis ne s’est pas évertuée à caractériser avec force adjectifs et métaphores l’odeur de son père. Elle en fait l’objet d’une quête qui, dès le début, s’assume sans espoir de reconquête. Elle préfère dès lors la chorégraphier, lui tourner autour puis s’en draper, la chasser pour mieux la poursuivre, enfin refermer les bras sur cette invisible fragrance pour une impossible étreinte avec ses souvenirs.
Voici un titre dont l’absence au catalogue des enseignes parisiennes labellisées « Nouveau Roman » demeurera pour toujours un mystère – surtout quand on sait l’estime qu’une Simone de Beauvoir vouait à Marie Denis. Voici un livre qui se mue en l’écrin d’un bloc d’abîme délicatement détaché du temps et ciselé pour faire œuvre. Voici un moderato cantabile étranger à toute sophistication, preuve définitive qu’en littérature la simplicité demeure l’essence la plus capiteuse.
Frédéric Saenen