Un coup de cœur du Carnet
Nathalie SKOWRONEK, La carte des regrets, Grasset, 2020, 144 p., 16 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2-246-82151-9
Dans ses romans précédents, Nathalie Skowronek explorait l’histoire de sa famille, à la recherche de ce qui pourrait expliquer ces destins singuliers.
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La carte des regrets représente un tournant et une nouvelle voie. Ici, point d’histoire personnelle mais la création d’une fiction où l’on retrouve cependant l’idée qui traversait les autres livres et singulièrement Max, en apparence : quelle est la part de mystère de quelqu’un que l’on croit connaître ?
Véronique Verbruggen est trouvée morte sur un sentier des Cévennes. Mais qui est-elle vraiment ? Elle est éditrice, spécialisée dans la publication de livres sur les petits maîtres de la peinture, et à la fin du roman l’on comprendra les raisons de ce choix.
Sa vie amoureuse est tout sauf simple. Elle est mariée à Daniel, un ophtalmologue qui a reconnu Mina, la fille que Véronique avait eue d’une relation antérieure. Au hasard d’une recherche sur un peintre, elle rencontre Titus, cinéaste spécialisé dans les documentaires sur des sujets culturels.
Elle va être incapable de choisir entre les deux hommes et sera toujours partagée, ne pouvant évacuer l’image de l’un quand elle est avec l’autre. Elle vit dans une peur panique, autant de quitter que d’être quittée. De cette façon, elle complique tout, se refusant de sortir de cette existence compartimentée. Titus a beau lui dire « est-ce que tu te rends compte de tout ce que tu perds en ne voulant pas perdre », elle ne choisit pas. Des événements de son histoire, que le roman suggère peu à peu, expliquent cette angoisse.
Elle fait tout pour que rien n’éclate de son vivant. Mais sa mort va à la fois compliquer encore la situation et faire apparaître des choses jusqu’alors ignorées et qui deviennent lancinantes.
Les deux hommes – les deux veufs, comme le dit Mina – vont, chacun à sa façon, vouloir se réapproprier Véronique, par des gestes symboliques. Mais que faire qui ne la trahisse pas et l’image qu’ils en ont chacun ? Le roman oscille sans cesse entre le point de vue des deux hommes.
C’est cependant Mina qui va permettre de comprendre. Sa relation avec sa mère est faite de complicités, jusqu’à un certain point ; sa vie amoureuse lui reste cependant inconnue. Pourtant, c’est elle qui va pouvoir cerner le véritable mystère de Véronique, non ce qui se passe avec les deux hommes, mais ce qui explique sans doute l’incapacité de sa mère à choisir. Mina « qui ne savait pas, savait quand même » ce qui se vivait dans ce triangle amoureux ; mais surtout elle va en savoir plus encore. Cette vérité, Nathalie Skowronek la fait résider dans une belle trouvaille romanesque : le détournement subtil par un tableau d’un thème classique de la peinture occidentale.
Le roman séduit par sa construction, procédant par un lent glissement d’allers et de retours entre passé et présent, entre Paris, les Cévennes et Gand, entre Daniel et Titus, à l’image de Véronique qui allait de l’un à l’autre, toujours hantée cependant par le retour.
La constellation des personnages s’articule finement autour du regard. L’on est prévenu dès l’exergue qui reprend une citation du dictionnaire Littré : « Suivant l’opinion ordinaire, veronica est formé de vera et de eikon : vraie image. » Cela situe d’emblée le registre dans lequel va évoluer le roman, celui de la représentation, de l’image plus ou moins juste. Ainsi, les deux hommes vont chacun se faire une image de Véronique, rendant caduc de savoir laquelle est la « vraie ».
D’une certaine façon, le personnage autour duquel tournent les protagonistes est le peintre. Celui-ci voit le monde à sa manière et le spectateur voit ce que le peintre a vu.
Le métier et la passion de Véronique consistent à faire connaître ces regards de peintres oubliés. Mais que voit Véronique dans les tableaux des petits maîtres et singulièrement dans ceux de Jeroen Herst ? Elle croit y voir sa fille mais surtout elle imagine une représentation de son secret.
Par son métier de cinéaste, Titus porte un regard particulier sur les choses et le monde. Et s’il filme Véronique devant des tableaux, que sait-il de son secret ? Et leur communion dans la contemplation du paysage des Cévennes suffit-elle à les unir vraiment ?
Daniel est un professionnel du regard en tant qu’ophtalmologue qui soigne les yeux des autres ; mais pourra-t-il ouvrir les siens ou préférera-t-il ne pas savoir ?
Finalement, Mina, la fille de Véronique, est la seule à voir clair. Elle qui, musicienne et dont l’activité n’est donc pas liée au regard, sera capable de voir un tableau, peut-être en dehors des codes culturels, mais elle y voit la vérité humaine de sa mère.
Joseph Duhamel