Morgane VANSCHEPDAEL, Au fond un jardinet étouffé, Maelström, 2019, 30 p., 3 €, ISBN : 978-2-87505-350-3
Chaque fin d’année, depuis onze ans, l’éditeur bruxellois Maelström nous décoche une salve de huit booklegs dans le cadre d’une collection « Bruxelles se conte » initiée par la COCOF (Commission Communautaire Française de la Région Bruxelles-Capitale).
Des booklegs ? Des livres édités à prix démocratique (3 €), arrimés à un évènement (musical, poétique), dont ils constitueront la trace. En l’occurrence, l’anniversaire de la librairie adossée à la maison d’édition, la présentation des ouvrages et leur mise en scène (lectures avec fil rouge, investissement de divers espaces) furent consubstantiels.
Parmi ces petits objets au graphisme raffiné, Au fond un jardinet étouffé nous touche particulièrement. Une première publication et une jeune autrice. Première publication créative, disons, Morgane Vanschepdael, dès ses vingt ans, livrait des textes de critique littéraire à Indications (qui deviendra Karoo). Et nous méditerons sur la post-formation opérée par cette revue (Mathilde Alet, Victoire de Changy ou Guillaume Sörensen y ont écrit des articles avant de devenir des auteurs remarqués), le relais Maelström, deux structures qui insufflent expertise et confiance à nos jeunes talents
Au fond un jardinet étouffé. Le titre, poétique, renvoie à une métaphore. Morgane Vanschepdael est issue d’un village gaumais, elle a vécu au milieu des prés et des forêts, au grand air, à dos de cheval aussi. Le récit de vie va nous raconter son rapport à Bruxelles, la grande ville trop bétonnée, trop étrange, trop étrangère. En trois temps.
Dans un premier temps, enfant puis adolescente, Morgane associe Bruxelles à une abstraction, un symbole ou un signe. La capitale de la Belgique. Un lieu mystérieux et méconnu, de passage, avant l’avion, lors des vacances annuelles de la famille. L’irruption de l’Ailleurs à l’aller, le premier pas du Home, Sweet Home ! au retour.
Passée cette allure de prologue, le deuxième temps du rapport constitue le noyau dur du bookleg. Morgane atteint un jour dix-huit ans, souhaite entreprendre des études universitaires, débarque dans la grande cité et… Berezina :
Je crois que j’ai haï Bruxelles avant même d’y dormir seule pour la première fois. Au bureau des inscriptions du secrétariat de l’université peut-être, ou en aménageant ma chambre sur le Campus (…) Le désespoir (…) Mon appréhension falsifiait ma vision (…) il me fallait rattraper six ans de latin en deux semaines de cours préparatoires. (…) les piqûres de moustiques. (…)
Deux années d’inadéquation totale, de détestation tripale. Un peu de malchance ? Un peu trop de préjugés ?
Puis Morgane fuit ou s’évade. Plein sud ! Un stage en entreprise à Malte. Dans cette île méditerranéenne, elle renaît, marginalisant les contrepoints (inondations, pollution…) pour laisser libre cours aux enthousiasmes, des études aux activités festives en passant par le patrimoine, les paysages, les camarades.
Mais elle doit revenir. Repasser par Bruxelles. Elle a mûri, vécu. Thèse, antithèse ? Rose puis Stefan seront-ils capables de lui offrir un autre Bruxelles ?
Une réussite ! Durant trente pages, nous vivons avec émotion la construction, l’émancipation, la réalisation d’une jeune femme :
J’éclos lentement sous des trombes de phrases qui s’attachent à moi et je m’accroche à elles. Loin d’imaginer que l’on pouvait écrire et ne pas se sentir coupable de ne rien faire d’autre, j’apprends que la vie est douce quand on s’autorise à faire ce que l’on sait faire, que la vie est palpitante quand on s’obstine à grandir à travers le prisme de l’horizon que l’on veut voir et non plus à travers celui que l’on voit.
Qui plus est, ce texte, très bien écrit et narré avec fluidité, pose avec acuité, subtilité la difficulté du rapport à l’autre, à l’autre monde. « Il faut connaître pour aimer et aimer pour connaître. » L’impasse nécessite des êtres passeurs ou passerelles. Le Réel, somme toute, n’existe pas, il n’existe que des perspectives jetées sur le Réel :
Les escapades à Bruxelles deviennent des découvertes grisantes. Je me dénude avec elle. Dire qu’il m’aura fallu des années avant de passer la porte de Pêle-Mêle, Bibliopolis et Evasions !
Philippe Remy-Wilkin