La course folle du lapin en retard

Un coup de cœur du Carnet

Anne HERBAUTS, En coup de vent, Casterman, 2019, 64 p., 13,95 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 9782203181182

« En retard, je vais être en retard ! », s’exclame le lapin blanc du roman de Lewis Carroll. Anne Herbauts, qui a autrefois illustré Alice aux pays des merveilles (dans une très belle édition publiée en 2002 chez Casterman), en met un extrait en exergue de cet album sans texte.

Elle a eu juste le temps d’entendre le Lapin dire,
en tournant un coin :
« Par mes oreilles et mes moustaches,
comme il se fait tard ! »

L’hommage étant posé, l’autrice-illustratrice peut s’affranchir de l’univers carrollien et jouer avec son personnage. Enfin, presque le même personnage, puisque dans En coup de vent, il s’agit d’un lapin noir, et non pas blanc. S’agit-il de son négatif, ou de son ombre ? Toujours est-il que ce lapin semble également très pressé et court après le temps, du lever au coucher.


Lire aussi : Anne Herbauts, quelque part entre les pages (C.I. 192)


L’album se déroule sur une journée : réveil à sept heures, brossage de dent, petit déj’, bus, embouteillages, supermarché, soirée télé, coucher. Une version détaillée du métro-boulot-dodo pour rongeur qui court, court, court après le temps. C’est qu’en effet, ce lapin est toujours représenté en pleine course. Détalant sur la page de droite, à chaque fois au même endroit, il semble prêt à quitter la planche. Sur les pages de gauches, on ne voit que les lieux qu’il a laissés derrière lui (chambre, salle de bain, table, rue, magasin…). Déjà ailleurs, toujours en route vers autre chose, figé dans son élan… impossible de voir ce lapin en action dans ces différentes scènes, ce qui laisse au petit lecteur la possibilité de deviner ce qu’il y a fait (brin de toilette ? repas sur le pouce ? courses en vitesse ?).

Anne Herbauts aime jouer avec la matérialité du livre. Elle réalise ici son premier flipbook puisque l’album s’anime lorsqu’on le feuillette du pouce. Les pages éventent alors le lecteur, comme un clin d’œil au titre de l’ouvrage. Le livre permet aussi de jouer avec le temps, sujet de prédilection de l’autrice, qui s’intéresse volontiers à la représentation de l’insaisissable. En effet, lorsqu’on le feuillette ainsi, à toute vitesse, on accélère la course du lapin, qui s’agite comme un beau diable. En revanche, lorsqu’on tourne les pages lentement, pour s’arrêter sur chaque illustration, en admirer les détails, le temps se ralentit et le lapin se fige. Sa journée semble alors s’égrener plus tranquillement, même s’il n’a pas l’air de s’en rendre compte.

Réveil digital, cosmétiques, boite de céréales, tablettes, voitures et tapis roulant à la caisse du supermarché : c’est bien notre monde contemporain que représente Anne Herbauts. Dès lors, il est difficile de ne pas voir dans cet album pour enfant en apparence tout simple une métaphore du rythme infernal que notre société nous impose. Cette course folle, les enfants qui liront le livre la connaissent probablement, eux qui sont si souvent pressés par des parents toujours en retard, comme le lapin de Lewis Carroll.

Cet univers que nous connaissons bien est représenté avec beaucoup d’inventivité dans des illustrations utilisant un mélange de dessins au trait et de collages réalisés à partir de publicités, papiers à motifs, objets réels. Le résultat, plein de détails amusants, est vraiment réjouissant. Cet album ludique, tant il offre de possibilités de lectures, séduit autant qu’il ouvre des pistes de réflexions. À lire selon son gré, à toute allure ou en faisant durer le plaisir.

Fanny Deschamps