Face à face avec l’autre

Paul EMOND, Quarante-neuf têtes dans le miroir, Taillis pré, 2020, 170 p., 18 €, ISBN : 9782874501609

1. Paul Emond revient à la fiction narrative avec des moyens nouveaux et un pouvoir évocatoire plus aigu que jamais. On ne se remet pas si facilement de la lecture de ce monde en facettes, qu’il évoque comme une suite d’éclairs.

2. Son livre a l’apparence d’un recueil de quarante-neuf récits courts, variations sur l’autonomie de notre reflet dans la glace. Ces récits ne proposent pas une intrigue psychologique continue. Ce ne sont pas non plus des fables. L’essence d’une histoire complète y est chaque fois contenue, avec une grande force suggestive. Mais ils vont à l’essentiel, par flashes rapides, sans perdre de temps en faux événements extérieurs. Tout ce qui y est rapporté est fidèle à l’émotion des premières fois.

3. L’auteur est un témoin impartial. Il se plante devant un miroir vide et aussitôt, il assiste à une apparition. C’est lui et ce n’est pas lui : mais sa capacité à reconnaître sa forme fictive dans un reflet est soutenue par l’originalité, l’inattendu, l’éclat de ces visages qui lui font face : toujours mobiles, distincts d’une fois à l’autre et cruellement différents de l’idée qu’on se fait de soi-même, à travers le regard d’autrui.
Il note à la perfection, dans sa mémoire immédiate, tous les détails de l’expérience en cours. Il n’a pas le temps d’oublier. Dès qu’il se retrouve seul, miroir absent ou éteint, il transcrit tout avec malice et humilité.

4. Quarante-neuf têtes dans le miroir est une œuvre où triomphe la fantaisie : mais la fantaisie est une clé efficace pour dire la vérité autrement. C’est surtout une clé pour ouvrir des portes en soi-même, un instrument d’une incroyable qualité d’introspection.

5. Le miroir est le piège où vient se prendre la vie imaginaire du héros. Non pas sa vie fictive mais sa vie réelle, sa vie profonde, telle qu’elle se cache dans l’habitude et telle que l’imagination la fait parler.

6. Notre visage ne nous appartient pas, ni de loin ni de près. Nous nous sommes faits à sa reproduction inversée dans le miroir, mais nous vivons une vie toute différente de celle un peu truquée qui nous reflète. Il est normal que cette différence produise des incarnations qui ne nous définissent que par contraste. De là l’autonomie de nos reflets.

7. Une tête est la partie visible de l’iceberg humain. Se fondre dans la glace, c’est la fonction même de l’être réfléchi, du regard inspiré. Ce n’est pas pour autant que nous y restons attachés. Notre durée est sans visage.

8. En vérité, 49 est un nombre magique invincible. On n’insiste pas sur le fait que c’est un carré idéal : 7×7. Ni sur le fait que ce carré est le cadre même qui contient le miroir. On peut simplement constater que quand on arrive au quarante-neuvième texte, on éprouve le sentiment d’être sur le seuil de l’inconnu : il faut imaginer en nous la montée du chiffre 50. « Derrière moi, il y a un autre miroir» prévient Paul Emond.

9. Le présent est le temps décisif de Quarante-neuf têtes, puisque comme au cinéma (et le miroir est un écran de cinéma) les choses ne sont visibles qu’à l’instant où elles se produisent, et il n’y a ni passé ni futur capté par la caméra. Un visage, une voix n’ont lieu qu’à l’instant du regard, c’est-à-dire au moment où le spectacle les projette puis les efface. Voici un livre où le présent est la seule morsure, le seul mode de dévoilement, où le passé est exclu du jeu. Ainsi, aucun recul dans le temps. Il s’en dégage une fascination très particulière : celle qui relève des apparitions.

10. Si le passé manque, il n’en va pas tout à fait de même avec le futur. Il est permis de prophétiser. « L’autre haussera les épaules (…) sortira (…) d’un vieux portefeuille de cuir de crocodile légué par son père une attestation officielle.» Le présent a une grande liberté vis-à-vis du futur, alors que le passé le tient captif. 

11. Paul Emond fait surgir les circonstances, les mimiques et les voix de ces têtes en liberté sur parole. On l’imagine comme un dompteur effrayé par ses créatures produites par son regard et le défiant à son tour. Tout son art consiste à tirer une musique légère, presque joyeuse, de cet effroi visionnaire.

12. Ces têtes-mirages parlent et ce qu’elles disent n’est pas toujours agréable. Notre voix intérieure peut être sévère, mais elle garde une sorte de tendresse dans le timbre. Tandis que ces têtes postées en face du modèle, tour à tour attentives, sarcastiques, malveillantes, désirantes, amoureuses ou critiques, ne font pas de cadeaux.

13. Si on devait rapprocher ce livre d’une œuvre antérieure – ce qui honore un auteur, disait Borges – il faudrait évoquer non les jeux surréalistes, mais certains récits de Kafka. L’humour, la fragilité, l’émotion, l’envie de perdre, le désir de durer, se font sentir, et cette façon d’imaginer des utopies terriblement réalistes et quotidiennes. « Avez-vous lu Kafka ? » demande judicieusement une des têtes. Oui. Mais pour en obtenir des harmoniques originales.

14. La méthode de vision imaginée par Paul Emond est très au point. « Je ferme les yeux, je les rouvre, rien n’a changé». Sa simplicité fait sa force. Il n’y a rien à reprendre à ce processus. Mais se planter soi-même devant le miroir ne donnerait rien. Au poète inspiré est réservé le don d’en faire naître un univers enchanté et de le refléter à son tour dans le miroir des mots.

15. Les illustrations de Maja Polackova, d’une vive beauté graphique, avec leurs couleurs tendres, presque sépia, et leurs silhouettes aux doigts extasiés, ouvrent encore le champ du regard. Elles ne commentent pas, elles révèlent, comme on disait pour le procédé des tirages photographiques. Et ce qu’elles rendent de plus direct et de plus instantané est la dimension religieuse, ou disons simplement sacrée, de cette « légende des quarante-neuf têtes». Des petits hommes sans visage, mais tout vibrants de vie, confrontés à la transcendance vite enfuie, et qui en restent comme hantés.

16. La conclusion émotionnelle de Quarante-neuf têtes dans le miroir préexiste à notre lecture. Elle est disposée comme un indice rétrospectif au bas de la page 18 :

Et quand, au bout du compte, les choses sont enfin comme avant, ma tête dans le miroir ose se détendre et me questionner :
– Ça t’a plu ?
– Oui, beaucoup. 

L’auteur ne ment jamais.

                                                    Luc Dellisse