Louis Adran ou les sortilèges d’une nouvelle voix poétique

Un coup de cœur du Carnet

Louis ADRAN, Cinq lèvres couchées noires, Cheyne, coll. « Grands fonds », 2020, 80 p., 17 €, ISBN : 978-2-84116-281-9 

Rarement les sortilèges du verbe se font sentir avec une telle fulgurance, une telle intensité à l’occasion d’un premier recueil. Premier ouvrage publié par Louis Adran né en 1984 à Beyrouth, le recueil poétique Cinq lèvres couchées noires délivre une sidérante puissance. Entre récit placé sous le signe du mystère et magie d’une langue réinventant ses lois, le recueil campe l’errance d’un groupe de soldats jetés sur les routes des villes, des campagnes, d’une guerre dont l’auteur tait la teneur.

En exergue, un extrait du grand magicien des Lettres, Julien Gracq dont Louis Adran convoque Liberté grande, l’unique recueil poétique de l’auteur du Rivage des Syrtes, Au château d’Argol, La forme d’une ville. Disposé en deux parties, le récit poétique plante l’avancée de cinq soldats dans un monde qui fuit de toutes parts. Ode à la nuit, à la neige, aux sensations tandis que la langue se soulève en des chants d’une beauté sauvage qui privilégie une majesté non iconoclaste. C’est de l’intérieur que Louis Adran réinvente la langue, sa syntaxe, ses rythmes, ses souffles, ses découpes conceptuelles, sensorielles, non en expérimentant une prose d’avant-garde surfant sur la défaisance du dire.

L’hypnose procurée par le texte s’origine entre autres dans le balancement d’une prose articulée sur un rapprochement déroutant d’images, de sensations, de syntagmes inattendus. L’atmosphère d’attente, d’énigme fait songer à Julien Gracq, à Un balcon en forêt, avec une touche de Pierre Guyotat (Tombeau pour cinq cent mille soldats). Si le souffle épique évoque parfois Saint-John Perse, la langue de Louis Adran est plus rugueuse, plus âpre.

nous comme des feuilles cherchant départ
comme fouillant un retrait nous allions, presque nus chasser la nuit, et le cahier sans fin des plaines 

Le retour des motifs (ceux des lèvres, de la nuit, de l’aube, de la nudité, de arbres) aiguise l’envoûtement d’une langue qui cherche à épouser la vie de la sensation — odeurs, saveurs, couleurs (dont l’importance rappelle Georg Trakl), sensualité tactile. Les linges de femmes que les soldats revêtent à la hâte, « l’auberge de ciels fous », « le tapin blond », « le trafic de paroles simples », l’alchimie des couleurs qui glisse le registre du poème dans celui du tableau, les étables où se réfugient les militaires maquillés, travestis, frères des personnages de Jean Genet… tout se brise mystérieusement à l’arrivée d’une berline qui embarque la troupe en fuite.

Nous remontant des arbres des larcins blancs, de la myrrhe et la langue répudiée, et l’œil vague relevant des aulnes blessés d’ivresse
non roulement des formes mais tombeau d’une image, et l’unique rêve d’une robe lisse pour fin perron

nous rêveuses disant marcher
vers l’étable brune et laissant
le sac mûr des gestes noirs.

Le « nous » qui rythme le recueil surgit dans la bouche du narrateur qui met en scène ses souvenirs. La guerre est là, saisie par la bande, au détour d’une évocation laissée dans l’incertain. Ni lieu précis (à l’exception d’« un Orient cassé ») ni époque circonscrite. Mais un chant recueillant l’expérience de la violence, des ruines, d’une fuite dans des plaines, des campagnes sentant la myrrhe, la sauge, l’origan.

Magnifique texte porté par une voix d’une absolue singularité, Cinq lèvres couchées noires couche le lecteur dans ses phrases dansant comme de hautes herbes folles. Questionnant le battement du dire et de sa soustraction, verbe hanté par le silence, Louis Adran impose une nouvelle voix poétique d’une beauté et d’une puissance vertigineuses. Une révélation.

Véronique Bergen