L’ébauche du monde

Lorenzo CECCHI, Protection rapprochée, Cactus Inébranlable, 2020, 130 p., 17 €, ISBN : 978-2-39049-007-4

Lorenzo Cecchi ouvre Protection rapprochée, son dernier recueil de nouvelles, sur une citation d’Ilaria Gremizzi, désignant « la terre entière » comme une « ébauche géante ». Et c’est dans ce monde, « jamais prêt pour y vivre », qu’il va nous guider. Un monde où un déficient mental s’improvise ange gardien d’une « Miss Fête de la Bière » locale, sur fond de misère économique et relationnelle, de népotisme minable. Un monde où les avocats envient les truands depuis l’enfance, quand ils ne risquent pas leur genou pour venir en aide à des comptables véreux. Un monde où il faut empêcher des amis ivres de s’en prendre à leur femme, où des mineurs désœuvrés creusent des trous dans leur jardin pour y trouver de la houille, où les patrons se font virer par leurs employés, où les play-boys de pacotille ouvrent des supermarchés pour pauvres. Ce monde, c’est le nôtre, il n’est pas terminé, à peine commencé, il n’est pas prêt pour qu’on y vive, et Lorenzo Cecchi le connaît bien.

Au fond, les pauvres sont la cause de tous les problèmes. 

Lorenzo Cecchi est un observateur fin des petites et grandes saletés de notre quotidien, et depuis de nombreux livres il a mis son humour, souvent noir, au service d’une fresque déjantée, pétaradante et burlesque, de notre société. Il met le doigt sur le jargon cynique du monde économique, sur la mauvaise volonté de ceux qui se prétendent pédagogues, sur l’hypocrisie des bien-pensants. Il donne la parole aux petits salauds, aux types louches, à ceux qu’on n’écoute pas. Et cette parole grince. Chaque pas dans Protection rapprochée nous entraîne un peu plus dans les zones miteuses du monde dans lequel nous vivons, tant bien que mal.

J’allais très bien avant. Un petit pet de temps en temps que je pouvais facilement contrôler, comme tout le monde. 

Mais Lorenzo Cecchi n’écrit pas pour se plaindre. Sa verve a d’autres ambitions. Ses textes sont des actes de résistance, de légitime défense contre l’agressivité du monde. Il est de la vaste tribu suivant Molière à la bataille, affrontant la violente vulgarité de la société aux côté d’un Desproges qui naguère écrivit, dans son Réquisitoire contre Jean-Marie Le Pen, son programme qui pourrait convenir à Cecchi : « On peut rire de tout, on doit rire de tout. » Son ironie, le tranchant de ses flèches, alternant avec la tendresse qu’il éprouve fondamentalement pour les faibles, font de Cecchi un digne héritier de Georges Brassens, humaniste et gouailleur.

La vérité, je l’avoue aujourd’hui à la manière d’un coming-out, est que j’ai embrassé la carrière d’avocat par lâcheté. 

Protection rapprochée nous offre une variété de tons, les fictions à chute croisent des pamphlets insolents, les personnages se passent le relais de la narration au gré de leur humeur. On y fréquente pas mal les bistros, on y erre, on s’y retrouve toujours, dans cette atmosphère carolorégienne chère à l’auteur qui devient, au fil des pages, peu à peu la nôtre. Car c’est de notre ébauche de monde qu’il s’agit.

Nicolas Marchal