L’alter-belgitude, ce frémissement enténébré qui court de Bosch à Spilliaert…

Un coup de cœur du Carnet

Jean RAY, Le grand nocturne / Les cercles de l’épouvante, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 434 p., 10 €, ISBN : 978-2-87568-419-6
Le carnet pédagogique « Le fantastique, autour de Jean Ray » est téléchargeable gratuitement sur le site Espace Nord

Rappel. Espace Nord est une collection patrimoniale consacrée aux perles de notre histoire littéraire (belge francophone). Son catalogue, remarquable, appartient à la Fédération Wallonie-Bruxelles qui a confié l’édition, par marché public, aux Impressions Nouvelles.

Observations préliminaires. Les ouvrages sont de magnifiques objets, excellemment orchestrés. Celui-ci n’y déroge pas : de la superbe illustration de couverture (de Romain Renard) à la mise en page soignée, en passant par l’accompagnement éditorial d’Arnaud Huftier, la postface de Jacques Carion et Joseph Duhamel, les dossiers biographique et bibliographique.

Le livre ? Il juxtapose deux recueils de nouvelles de Jean Ray, Le grand nocturne (1942) et Les cercles de l’épouvante (1943), tout en réintégrant quatre textes errants (publiés dès 1931).

Jean Ray ! Avec Thomas Owen, il représente ce que de nombreux experts ont assimilé à la quintessence de l’âme belge. Des auteurs flamands écrivant en français des œuvres trop longtemps associées à des littératures de genres. La théorie ? Les Belges, complexés par rapport aux Français, auraient fui la grande littérature, les idées pour investir les marges : le fantastique (le Louvaniste Owen et le Gantois Ray), le policier (le Bruxellois Stanislas-André Steeman), l’aventure (Henri Vernes), la BD (Hergé et Jacobs, Vander Steen et Franquin). Somme toute, ces créateurs seraient notre expression littéraire, surtout narrative et imaginative, la plus éclairante. Et d’aucuns d’oser même un pont avec Breughel ou Bosch.

Espace Nord participe d’un effort de réévaluation ô combien légitime ! Ray ou Steeman sont des auteurs majeurs. On évoque le roman gothique anglais du 18e pour Jean Ray mais ne devrait-on pas l’associer aux nouvelles de Poe/Baudelaire, à celles de Villiers-de-l’Isle-Adam ?  Ceux-là ont réussi à écrire des récits passionnants véhiculés par des phrases, des mots, des sensations, une intensité du meilleur acabit. N’est-on pas là face à une littérature complète, où le fond et la forme enchantent (au sens premier) ?

Attaquons la première nouvelle, qui confère son nom au recueil, Le grand nocturne :

Un carillon versa sa pluie de fer et de cuivre parmi la grosse pluie d’ouest qui, depuis l’aube, flagellait sans merci la ville et sa banlieue. 

L’écriture charme, la narration s’installe efficacement, pose les figures sur le damier du récit avant de lancer la partie, de nous précipiter dans les mystères, le suspense, l’appréhension puis la peur, l’épouvante.

Tout commence benoîtement. Des vies assoupies, faites d’habitudes. Théodule Notte gère une boutique (La bobine de Fer) dans un quartier bourgeois de la ville de Gand mais il délègue la gestion de sa maison à une vieille domestique sourde, s’accorde des plages de repos dévolues à l’amitié, au plaisir. En clair, et fort innocemment, il retrouve quatre soirs sur sept, et ce depuis trente ans, son ami d’enfance Hippolyte Baes pour une partie de dames et un souper gastronomique :

(…) deux vieillards une réconfortante sensation d’immuabilité.

Une abolition du temps pour dompter la mort ? On évoque les parents disparus, les figures estompées du temps jadis, Mademoiselle Marie, qui « prenait Théodule sur ses genoux et le serrait contre sa poitrine gainée de surah bleu », entre esquisse de grand amour et fantasme sexuel :

Rien n’était plus beau et plus doux au monde que cette dame aux belles joues rouges, aux yeux de poupée et aux robes de soie bruissante. 

Un élément de distorsion s’infiltre. Une fois par semaine, le dimanche, Théodule pénètre dans la chambre d’un ancien locataire de ses parents, le capitaine Soudan. Cet appartement n’a pourtant rien de mystérieux. A priori. Théodule y a un jour découvert des lettres qui attestaient d’une relation entre Soudan et sa Marie.

Un deuxième élément de distorsion explose le premier rythme du récit : un livre tombe du rayon supérieur de la bibliothèque de l’ancien locataire « par on ne sait quel cataclysme secret ». Or cet événement fortuit (ou pas ?) le plonge en apnée dans le rêve, le passé : il revit une journée énigmatique et effrayante de son enfance, associée à son début d’amitié avec Hippolyte, des allures de patchwork freudien où déambulent diverses personnes. Et ne voilà-t-il pas que lesdites connaissances, dans le temps premier/actuel, du récit se mettent à disparaître, victimes d’un abominable assassin ?

Le commissaire de police Sanders enquête, Théodule sombre, le grand nocturne, échappé des pages du livre rouge, entame ses interactions :

La chose innommable fut sur lui, l’étouffant, l’écrasant, lui soufflant à la figure un effroyable relent de tombe. (…) le mystérieux brouillard recula et s’enfuit en traînées fuligineuses au long des pinceaux lunaires. 

Qui est-il ? Que veut-il ? Que dissimule la relation entre Théodule et Hippolyte ?

Il y a du Bruges-la-Morte dans cette quête mortifère où le passé interdit le présent, éradique l’avenir, dans cette atmosphère onirique et asphyxiante tout à la fois. Du Docteur Jekyll et du Mister Hyde aussi.

Après ce premier texte, haletant et envoûtant, Les sept châteaux du Roi de la Mer offrent moins de souffle. Une esquisse de grand récit, un suspense tranché net. Mais quelle atmosphère ! Par la grâce d’une écriture qui juxtapose passages finement ciselés, dialogues inventifs et tonalité très moderne :

Pan !
Ténèbres…
Un cri.
Des voix angoissées et pourtant furieuses.
Des allumettes grattées, de pauvres lueurs rousses aussitôt éteintes que nées.
Un bruit de fuite dans l’ombre.
Une fois de plus, le Phare Amusant est désert. 

Un idéal, qui me ramène inlassablement à ma lecture d’enfance, hallucinée, des aventures de Gordon Pym (Poe/Baudelaire).

Le fantôme dans la cale poursuit la même veine portuaire/maritime. Les embruns, le whisky, l’enfer des cales et l’appréhension du grand large génèrent d’atroces visions.

Quand le Christ marcha sur la mer, La scolopendre, La main de Goetz von Berlichingen, etc. Au fil des pages et des nouvelles, le Réel s’assimile à une matière trop meuble, perméable, que mille et un incidents peuvent perforer, précipitant les protagonistes (et les lecteurs) dans des mondes parallèles, des espace-temps où déferlent l’incompréhensible et la terreur.

On s’extasiera devant le Liminaire qui ouvre le deuxième recueil, Les cercles de l’épouvante. Une profession de foi de l’auteur Jean Ray, divinement exhalée :

J’ai tracé à la craie des cercles sur le mur d’en face. Ils sont vides et noirs, mais ne le resteront pas.
Ce sont de grands hublots ouverts sur un monde à naître encore. Les mondes qui naissent, comme ceux qui meurent, sont pleins d’épouvante.
Bientôt, dans chacune de ces fenêtres rondes va s’encadrer un visage tordu par l’angoisse de l’inconnu.
Ainsi naissent les histoires qu’on se raconte à soi-même, pour se rassasier de sa propre peur comme de sa propre chair. Et, après, on repasse aux autres les sanglants reliefs de ce festin barbare et divin.

Philippe Remy-Wilkin