Thierry DEBROUX, Notre D(r)ame (d’après Victor Hugo), Lansman, 2020, 56 p., 10 €, ISBN : 978-2-8071-0281-1
Metteur en scène, acteur, dramaturge, auteur d’une œuvre théâtrale importante et singulière (Le roi lune, Le chevalier d’Eon, Darwin, Robespierre, Les misérables, L’odyssée, Vampires, Kennedy pour ne citer qu’une petite partie de sa foisonnante création), Thierry Debroux publie aux éditions Lansman Notre D(r)ame, une pièce doublement inspirée, d’une part par Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, d’autre part par l’incendie qui a ravagé la célèbre cathédrale le 16 avril 2019. Un autre drame planétaire, sanitaire, économique, politique et social lié au covid-19 a brisé net la vie de la pièce qui devait se jouer du 7 mars au 30 juin au Théâtre Tristan Bernard. En attendant de voir les comédiens sur les planches, nous jouissons du texte qui n’a pas brûlé, qui n’est pas coronaviré.
L’imaginaire de Thierry Debroux nous transporte dans un univers magique où les gargouilles, enfin plus exactement les chimères rescapées du brasier, dissertent sur le drame qui a frappé la plus célèbre cathédrale du monde. Les gargouilles de style gothique ornant les gouttières datent du Moyen-Âge tandis que les chimères de style néogothique ont été ajoutées par Viollet-le-Duc au 19e siècle. Nuance que rappelle une des gargouilles qui se plaint du narcissisme du Stryge :
Gargouille 37 : Je ne suis pas une gargouille. Je suis une chimère.
L’humour, l’intertextualité, le brassage du texte de Victor Hugo se nouent à une recréation du récit et des principaux personnages. Ceux qui, comme Phoebus, meurent chez Hugo ressuscitent ici, parfois un bref moment avant de succomber (Esmeralda). Des époques éloignées se donnent rendez-vous, un théâtre dans le théâtre s’ouvre au fil d’une mise en abyme où les personnages nous font l’honneur de sortir des pages du mage Hugo pour venir nous offrir autant un mystère médiéval qu’une sotie contemporaine.
Le 16 avril 2019, la toiture, la charpente, la flèche ajoutée par Viollet-le-Duc, les voûtes de la croisée du transept sont partis en fumée. Le Stryge — la plus célèbre des chimères de la cathédrale Notre-Dame —, les gargouilles dépourvues de nom, simplement numérotées, contemplent le désastre, s’inquiètent de la reconstruction. Parmi les survivantes, la gargouille 37 conspue une restauration hâtive. Cinq ans pour restaurer un chef d’œuvre ? Une folie, l’assurance d’un bâclage.
Le livre de pierre s’ouvre, laissant passer les personnages de Hugo qui rejouent, à leur manière, le récit. Une vraie suicidaire rappelant Esmeralda la bohémienne, une vraie Esmeralda qui s’écarte de la narration hugolienne… L’esprit spirite de Victor Hugo renaît dans la cathédrale blessée tandis que l’édifice voyage dans le temps, revient à sa splendeur gothique médiévale, à ce qu’elle était au 15e siècle. Les gargouilles assistent au prodige indiqué par les didascalies : « La façade de Notre-Dame se transforme et retrouve le visage qu’elle avait au Moyen-Âge ». Les gargouilles prennent vie, dépêchent des acteurs qui incarnent Claude Frollo, Phoebus, Quasimodo, Esmeralda, sa chèvre Djali, Pierre Gringoire, Clopin Trouillefou et ses truands. Elles réquisitionnent la jeune fille suicidaire.
Gargouille 52 : C’est très étonnant tout de même… La ressemblance.
Le Stryge : Pfff…
La jeune fille : La ressemblance ?
Gargouille 23 : esmeralda. Notre-Dame de Paris.
La jeune fille : La comédie musicale ?
Le Stryge On aurait peut-être mieux fait de la laisser s’écraser sur le parvis ?
Gargouille 23 : Le chef-d’œuvre de Monsieur Victor ! Vous ne l’avez pas lu ?
La jeune fille : Non.
Le jeu de la passion et de la mort, de la liberté et des affres religieuses, de la jalousie et du péché, de la femme fatale et de Thanatos peut commencer. Le jeu dans le jeu s’emporte dans des vertiges pirandelliens. Le théâtre affiche la nature théâtrale de la vie, des passions, de la mort. Thierry Debroux n’exhume pas des typologies, des personnages mythiques. Il leur réinsuffle une vie qui dévoile combien Esmeralda, Quasimodo sont nos contemporains. Un régal d’intelligence et d’émotion.
Véronique Bergen