Taha ADNAN, Dounia, Lansman, coll. « Théâtre à vif », 2020, 66 p., 10 €, ISBN : 978-2807102781
Le récit démarre dans une rame de métro. Une explosion retentit. Tout se fige. Après le bruit assourdissant, les cris et la peur font irruption. Au milieu des corps, celui de Dounia, en robe de mariée blanche. Que fait-elle là ? Hasard ? Malchance ? Elle rassemble ce qui lui reste d’énergie et nous raconte tout, depuis le début.
Dounia est la sixième et dernière enfant d’une famille marocaine immigrée à Bruxelles. Non désirée, elle encaisse durant toute son enfance les mots froids et durs de sa mère. Aucune photo d’elle ne recouvre les murs de la maison. On ne fête jamais ses anniversaires. Dounia n’est pas comme les autres membres de sa famille. Elle est de trop. Elle vit son exil dans son propre foyer, son propre corps. Elle s’entoure de silence. Elle envie ses copines qui partagent une certaine complicité avec leurs parents. De son côté, elle ne reçoit que sarcasmes et cris. Jamais un geste affectif. Jamais un mot positif. Chez elle, on ne parle pas. Dounia rêve d’indépendance et de liberté. Alors elle en fait voir de toutes les couleurs. La nuit, elle profite de l’accalmie pour se maquiller et essayer des vêtements aguicheurs. Une fois, son frère Milou la surprend. Il la roue de coups. Apeurée, acculée, elle saute par la fenêtre pour mettre fin à son calvaire. Son corps est brisé. S’ensuivent deux années d’hospitalisation, des opérations à la pelle et la découverte de la bestialité de l’homme.
En grandissant, elle comprend que son corps est objet de convoitises : auprès des copains de son frère, des Khorotos – les Maghrébins nés en Europe et par extension, péjorativement, des mecs qui ne font rien de leur vie et trainent dans la rue – mais également des hommes plus vieux. Auprès d’Abdel aussi, son copain de toujours, avec qui elle a fait les quatre cents coups et qu’elle finit par épouser. Le couple mène une vie tranquille entre parties de jambes en l’air et fumette, et profite de la pension d’handicapée de Dounia. Mais Abdel, qui aime casser du flamand avec sa bande, finit par tuer quelqu’un et fait un an de prison. À sa sortie, sa grande barbe en dit long. Radicalisé, Abdel part pour la Syrie rejoindre les rangs de Daech. Dounia, quant à elle, n’a pas l’intention de l’accompagner ni d’abandonner sa féminité et sa liberté. Elle profite de son absence pour goûter aux plaisirs d’une vie sexuellement accomplie et chasse ses proies dans les bars. Un jour, Abdel l’appelle. Il est de retour à Bruxelles et lui donne rendez-vous. Va-t-elle le rejoindre ? Quand est-ce que finalement tout est parti en vrille dans sa vie ?
Le poète et écrivain belgo-marocain Taha Adnan livre ici, avec beaucoup de justesse, le monologue d’une jeune femme en manque de repères et d’identité. Les mots sont marqués par la rage et la désillusion. Dounia cherche à se construire entre le désamour, le rejet de sa famille, la violence des siens et du monde. Rébellion, excès, résistance, folie et soif de liberté coulent dans ses veines. Dounia veut sauver sa peau, elle qui est « le résultat d’une erreur de calcul ».
Originaire de Marrakech et résidant à Bruxelles depuis 1996, Taha Adnan donne à voir un pan de la société sclérosée et totalement fermée sur elle-même. La lumière d’espoir que porte en elle Dounia – qui signifie « le monde et ses richesses » – vacille doucement. À l’origine écrit en langue arabe, le récit a été traduit en français et a été retravaillé, pour la présente édition, par l’auteur et les éditions Lansman. Cette version est à considérer comme originale et indépendante du texte en langue arabe.
Émilie Gäbele