Les paroles restent, elles aussi

Un coup de cœur du Carnet

SYLLOGE, Paroles données, paroles perdues ?, MaelstrÖm, 2020, 276 p., 14 €, ISBN : 978-2-87505-362-6

« […] Enfin, commençons. […] Bonjour, je m’appelle Jean-Louis, je suis travailleur social et animateur des réunions. […] : je donne la parole aux uns et aux autres, je coupe, parfois, les uns et les autres. […] L’idée, c’est que globalement, on demande un peu aux gens leur avis. […] ce qu’on essaye de faire ici, c’est de mettre ensemble les gens qui vivent un peu les mêmes choses pour, collectivement, parler de ce qui se passe… » Ces « espaces de paroles » mensuels et itinérants sont nés en 1999 à Bruxelles et sont orchestrés par la Strada (le Centre d’appui au secteur de l’aide aux personnes sans abri, devenu Bruss’help en 2019) depuis 2008.

Jean Louis, le « directeur de la conversation », y recueille la parole de femmes et d’hommes mis en marge de la société. La dynamique insufflée au groupe est la suivante : des problématiques générales et inhérentes aux conditions de (sur)vie des individus sont évoquées, sans entrer spécifiquement dans le vécu intime de ceux-ci (même si toute réaction en émane, légitimement), afin de les entendre sur leur(s) expérience(s) de terrain et trouver comment améliorer ce système trop souvent inefficace. Dans une logique de distanciation et de documentation, les séances sont à chaque fois filmées et donc conservées. Les sans-abris (re)deviennent ainsi tant sujets qu’acteurs ; ils s’affranchissent, le temps d’un échange imparfait, de leur statut de sans-voix invisibilisés.

Ce matériau brut a suscité l’intérêt – ô combien justifié – du collectif Sylloge qui l’a traité avec rigueur et hybridité pour en réaliser un recueil fragmenté de réflexions sur des aspects concrets liés au mal-/sans-logement. Dans Paroles données, paroles perdues ?, les auteurs encadrent leur démarche d’un solide appareil critique qui précise les intentions du livre et souligne ses limites (l’exhaustivité et l’objectivité scientifique important moins ici que le désir de « toucher son public »), interroge les représentations sociales et l’imaginaire collectif (oscillant entre romantisation et misérabilisme), explicite le choix assumé et subjectif de la non-linéarité et des options discursives, envisage la genèse des « espaces de paroles » et leur inscription évolutive dans le système des institutions belges, replace chaque pôle d’acteurs dans un contexte global et particulier.

Mais, surtout, ce livre (dans les pages duquel s’insèrent, dans une sobre élégance, des illustrations encrées de bleu sur un papier calque faisant écho à la transparence et à la permanence des concernés) est un autre « espace de paroles ». Ces dernières y sont inscrites après avoir été oralisées – disparates ou cohérentes, livrées ou échappées, indignées ou complices, récalcitrantes ou verbeuses, libératrices ou lasses, amusées ou désabusées – par des personnes se heurtant à l’angoisse de la nuit toujours à venir, à la non-coordination des structures d’aide existantes, à la vulnérabilité tenace, à l’indifférence des agendas électoraux, aux jugements éreintants, à la fatigue chevillée à l’âme, à l’hostilité de l’espace public urbain, à l’attente longue d’ornières et de dilemmes, aux contraintes inconciliables d’une existence sans domicile. Une intervention de Paula (nom d’emprunt, personne réelle, qui aurait pu s’appeler Aldo, Younes, Sylvestre ou Colette) synthétise (une partie de) la lourdeur qui empêche et empêtre : « Oui, j’ai l’impression que c’est un métier à plein temps… ‘Fin je veux dire, entre le bordel pour faire sa douche, le bordel pour avoir un plat, le bordel pour trouver le logement, le bordel quand on te pique tes affaires… c’est une gestion énorme… (Son doigt tendu faire plusieurs tours dans l’air.) Vraiment. »

Un ouvrage comme celui-ci a bien entendu sa place en littérature : le projet qui avait commencé dans des conditions rugueuses et moins formelles méritait de quitter la confidentialité des initiés et d’atteindre un plus large public. Pour qu’une prise de conscience aigüe, rapide, ait lieu et, surtout, que des solutions définitives soient mises en place. Car, comme l’a affirmé l’artiste et militant Laurent d’Ursel au Parlement européen en mai, « la fin du sans-abrisme est possible » et ne pas y mettre fin est donc un choix de société…

Samia Hammami