Yvon Givert. « Je bague des idées sauvages »

Yvon GIVERT, Urgent recoudre, Préface de Daniel Charneux, Taillis Pré, 2020, 142 p., 18 €, ISBN : 978-2-874509-158-6

Yvons Givert Urgent recoudre, éditions Taillis pré (couverture du livre)Dans ce recueil poétique inédit, publié à titre posthume, Yvon Givert (1926-2005) délivre une poésie élisant la concision, la fulgurance de la brièveté, des images, allant au plus nu, dans le refus de tout ornement, de tout lyrisme, de tout épanchement du vécu. Son secret ? Tailler les mots comme des silex, comme des couteaux — un mot qui revient souvent sous sa plume. Dans sa riche préface, Daniel Charneux convoque Marcel Moreau, lequel écrivait sidéralement à son frère « en Borinage » : « Vous êtes un vrai poète. Sans chichis, ni perruque, ni fond de teint. Là, nuitamment là, des mots avec juste ce qu’il faut de lumière, de couteaux, de musique pour entrer en nous comme un plaisir non émollient. Non mondain ».

Les huit sections du livre interrogent le statut des mots, leur fragilité, le clinamen du verbe et de son sens, des mots et des choses. Comme le titre l’annonce, elles sont portées par la vision d’une écriture qui panse les blessures, qui recoud les plaies. Affecté d’un handicap moteur congénital, Yvon Givert perçoit la poésie comme un tissu de bandelettes promettant de « panser, grâce au tissu du texte, la blessure de la vie » (Daniel Charneux). Dans l’univers d’Yvon Givert, rien ne garantit que les vocables tiendront leurs promesses, eux qui, frappées de faiblesse, de défaillance, se fendillent, se dérobent, claudiquent,  se fanent, agressent le locuteur, se plantant sans sa nuque. S’il fut à ses débuts influencé par Yannis Ritsos, Yvon Givert (qui fut poète mais aussi romancier et dramaturge) campe un climat surréaliste, frappé par l’absurde et la violence qui fait songer à Michaux. Un assassin revient chaque soir rôder auprès de sa victime ; la tête d’un innocent décapité roule sur le gazon… Entre Michaux et Kafka, le monde de Givert est celui des arrestations arbitraires, des menaces qui planent. Mais également celui des luttes sociales et de l’insoumission. Pour peindre cet univers hostile, bourdonnant d’ennemis, de bourreaux, pour saisir une réalité-piège, le poète recourt à l’anaphore.

Piège partout
dans le sorbier
dans la margelle du puits dans l’œil de l’araignée

Piège à petites dents pour broyer les secondes
Piège dans la lampe
Piège dans la gorge de l’enfant qui dort

Dans un monde-piège où des rats dévorent patiemment une maison, où le poète puise « des rêves au fond du puits » ou se plante en terre afin de servir d’épouvantail aux oiseaux, écrire relève d’un combat. Gorgés de promesses, les mots sont également porteurs de venin, de dangers (« Les mots venimeux se mêlent aux cigares »). C’est parce qu’elle demeure blessure, « sang et sueur » que l’écriture panse la blessure. Jeux sur les assonances, recours fréquent à l’infinitif — à l’instar du titre —, thème du double, du reflet avec lequel le poète converse (parfois un jumeau maléfique, « un monstre jumeau me conspuait »), corrélation du concret (concrétude des éléments de la nature, le soleil, le vent, les fleurs, les oiseaux, le lac, les carpes, l’éclair, les cailloux…) et de l’abstrait par les vertus de la comparaison… Urgent recoudre hurle l’urgence de remembrer un corps meurtri, un être incomplet, blessé, l’urgence de rapiécer par les mots un monde qui s’effiloche, d’ajointer le verbe et la réalité, sachant que, chargée de rapiécer le réel, l’écriture s’effiloche autant que ce qu’elle doit sauver. La concision qu’adopte le poète se pose en ligne éthique : il s’agit de veiller à ne pas trop dire, à habiter l’espace, à sauvegarder le silence, voire à le conquérir, à contenir le texte afin qu’il garde le cap sur l’essentiel. Le verbe se fait compact, tendu, ramassé.

Femme assise
L’âme repliée comme des ciseaux
N’attendant rien du temps
Jetant dans sa robe des cosses de mots
qui sèchent aussitôt
dégageant une odeur d’humus

L’écriture est un labour têtu sur une robe déchirée, sur un tablier de paysanne ou d’ouvrière et non la création proustienne d’une robe de Fortuny, d’une robe-cathédrale. « Ma pensée, écrivait Yvon Givert, ce n’est pas une flamme en haut d’une tour, c’est la fleur du sang, au centre de ma peau ». Pas plus qu’il ne se conjugue « aux chichis », l’urgence du verbe d’Yvon Givert ne tutoie « perruques » et « fond de teint » comme l’écrivait Marcel Moreau.

Véronique Bergen