On le qualifie parfois de « Goncourt belge ». Le prix Rossel, institué par le journal Le Soir en mémoire de Victor Rossel (le fils du fondateur du quotidien), est le plus prestigieux prix littéraire consacré à la prose de fiction en Belgique francophone.
Plusieurs commentateurs ont dénoncé, chiffres à l’appui, la sur-représentation des lauréats masculins dans les grands prix d’automne en France. Elle s’explique notamment par une sur-représentation identique des hommes dans les jurys. Qu’en est-il pour le Rossel? Retour sur les six premières lauréates de ce prix créé en 1938.
1 – Marguerite Guyaux-Goffinon, lauréate de la première édition
Connaissez-vous Marguerite Guyaux-Goffinon? Probablement pas. Marguerite Guyaux-Goffinon (Guyaux étant le nom de son mari) est pourtant la première lauréate du prix Rossel. C’était en 1938, soit lors de la toute première édition du prix. À cette époque, le prix était attribué sur manuscrit. Le jury du premier prix Rossel en avait reçu 150, anonymisés avant de lui être soumis.
Marguerite Guyaux a remporté le prix Rossel 1938 pour Bollèche, un roman régionaliste que Le Soir a publié en feuilleton suite au prix. Le manuscrit n’a apparemment fait l’objet d’aucune autre édition.
À titre de comparaison, le prix Goncourt, organisé depuis 1903, a récompensé une autrice pour la première fois en 1944 : c’était Elsa Triolet.
2 – Madeleine Ley : (encore) une autrice pour la deuxième édition

Madeleine Ley
1939 : deuxième édition du prix Rossel et deuxième victoire d’une autrice. Le prix est cette fois attribué à Madeleine Ley pour Le grand feu. Contrairement au couronnement de Marguerite Guyaux-Goffinon en 1938, la deuxième édition du Rossel prime avec Madeleine Ley une autrice qui, née en 1901, peut déjà se prévaloir d’une solide bibliographie. Elle avait publié précédemment des livres pour la jeunesse : un recueil de poèmes, Petites voix (1930), et un roman, L’enfant dans la forêt (1931). Elle était également l’autrice d’un conte, La nuit de la Saint-Sylvain, et du roman Olivia (1935). Ce dernier a depuis lors intégré la collection patrimoniale Espace Nord.
Avec Le grand feu, le jury du Rossel prime un recueil de nouvelles qui doit son titre au texte le plus remarquable de l’ensemble. Après avoir obtenu le Rossel sur manuscrit, le recueil sera publié aux éditions des Artistes en 1942. Il est aussi le chant du cygne de Madeleine Ley. Victime de graves troubles psychiques, elle délaisse l’écriture et est placée sous surveillance psychiatrique. Elle meurt en 1981.
Le grand feu a été republié par Actes Sud en 1988, puis dans la collection de poche Babel. Il est aujourd’hui épuisé.
3 – Nelly Kristink, première lauréate d’après-guerre
Le prix Rossel s’interrompt pendant la guerre, mais reprend dès 1946, année où il sera remporté pour la première fois par un auteur, Max Defleur. En 1948, c’est à nouveau une autrice qui remporte le prix : Nelly Kristink. Elle est récompensée, toujours sur manuscrit, pour Le renard à l’anneau d’or.
Avec Nelly Kristink, le jury du Rossel ne prime pas une écrivaine débutante. Née à Bruxelles en 1911 d’un père allemand et d’une mère belge, elle suit son père en Allemagne en 1915, lorsqu’il est appelé sous les drapeaux. Il meurt en 1916, mais Nelly Kristink et sa mère ne peuvent rentrer en Belgique qu’en 1923. Elles se fixent à Chevron (Stoumont), où la future écrivaine devient l’institutrice du village. Une activité qui lui donne le temps et l’envie d’écrire. Avant de recevoir le Rossel pour Le renard à l’anneau d’or, elle a déjà publié des contes et nouvelles, et plusieurs romans, dont La source vive (L’essor, 1943) et Le village des charmilles (Rendez-vous 1945).
Après l’obtention du Rossel, Le renard à l’anneau d’or est publié à la Renaissance du livre en 1949, où il fera l’objet de plusieurs rééditions. En 1974, il est adapté pour la télévision par Teff Erhat, pour un feuilleton en 6 épisodes diffusée par la RTB.
Aujourd’hui, la fiction d’inspiration régionaliste de Nelly Kristink, qui célèbre une nature vibrante, connait un intérêt éditorial certain. L’autrice est entrée dans le catalogue Espace Nord avec La rose et le rosier (2014), tandis que Le renard à l’anneau d’or a été réédité dans la collection « Regains » des éditions Weyrich. L’année dernière, c’est Le Beaucaron qui a fait l’objet d’une réédition dans la collection « Femmes de lettres oubliées » des éditions Névrosée.
4 – Jacqueline de Boulle, alias Georges Tiffany
En 1954, le jury du prix Rossel prime à nouveau une autrice. Jacqueline de Boulle est récompensée pour son premier roman, Le desperado, qui paraitra chez Julliard en 1955.
Le prix récompense cette année-là une autrice de genre, qui s’illustrera dans le roman policier, mais aussi dans la littérature pour la jeunesse. Elle publiera soit sous son propre nom, soit sous les pseudonymes de Georges Tiffany (pour la littérature policière) et de Tim Timmy (pour la littérature pour la jeunesse).
5 – Jacqueline Harpman, le Rossel avant le Médicis

Jacqueline Harpman
En 1959, le prix Rossel récompense une autrice à l’aube d’un remarquable parcours littéraire. Jacqueline Harpman est primée pour Brève Arcadie. L’écrivaine est récompensée pour son premier roman. Celle qui avait auparavant publié un recueil de nouvelles, L’amour et l’acacia, publiera encore deux romans après Brève Arcadie : L’apparition des esprits (Julliard, 1960) et Les bons sauvages (Julliard, 1966). Elle déposera ensuite la plume pendant une vingtaine d’années, avant d’inaugurer une deuxième carrière, en 1987, avec la parution de La mémoire trouble. Suivront une vingtaine de romans.
Pour Jacqueline Harpman, le prix Rossel est le premier d’une prestigieuse série de récompenses. Elle remportera le prix Médicis en 1996 pour Orlanda (Grasset), le prix triennal du roman de la Communauté française pour La dormition des amants (Grasset, 2003). En 2006, la SGDL lui a décerné son grand prix de littérature, saluant l’ensemble de son oeuvre à l’occasion de la parution de Du côté d’Ostende (Grasset).
D’abord paru chez Julliard, Brève Arcadie a été republié dans la collection Espace Nord. Celle-ci compte plusieurs titres de Jacqueline Harpman, dont La dormition des amants, paru en juin 2020.
6 – Maud Frère, Rossel 1962

Maud Frère
Le Rossel 1962 a été attribué à Maud Frère pour Les jumeaux millénaires. Le prix récompense le cinquième roman d’une autrice réputée, dont l’oeuvre est intégralement publiée chez Gallimard. Elle en publiera encore 4 ensuite. Parallèlement, Maud Frère mène une oeuvre en littérature pour la jeunesse, avec la série du Journal de Véronique.
Les jumeaux millénaires a été republié dans la collection Espace Nord. Il est aujourd’hui épuisé. L’oeuvre de Maud Frère, très en vogue dans les années 1960, ne se trouve plus désormais guère que chez les bouquinistes.
Les lauréates du Rossel : quelques chiffres
De sa création en 1938 jusqu’à 2019, le Rossel a été décerné 76 fois et a récompensé 22 autrices: 29 % des éditions du prix ont donc couronné une autrice. Un chiffre à comparer avec les 10,5% de lauréates du Goncourt.
On retiendra aussi que le Rossel a primé une femme lors de ses deux premières éditions. Hasard? À cette époque, le jury décernait le prix sans connaitre le nom de l’auteur – ou de l’autrice! – du texte qu’il récompensait…
Enfin, il faut signaler que le prix a connu un long « tunnel » entre 1977 – année où Vera Feyder a remporté le prix pour La derelitta – et 1991 (année du couronnement d’Anne François pour Nu-tête) : entre ces deux éditions, 13 hommes ont été successivement primés. Une période qui grève forcément les statistiques. Les dernières éditions montrent des chiffres nettement plus encourageants en terme de parité. De 2000 à 2019, 12 auteurs et 8 autrices ont été primées ; les éditions 2010 à 2019 ont récompensé 5 auteurs et 5 autrices.
En savoir plus
- Jean-Claude Van Troyen, « Prix Rossel : un premier ‘pour se distraire' », dans Le Soir, 1/12/2014
- Jean-Claude Van Troyen, « Le prix Rossel, en souvenir des ‘Beaux Jeudis’ de Victor », dans Francophonie vivante, n° 2, 2018, p. 70-77