Revue internationale Henry Bauchau, Traces du sacré, n°10, 2019, Presses Universitaires de Louvain, 215 p., 23 € / PDF : 15.50€, ISBN : 978-2-87558-928-6
Dans ce dernier volume de la Revue internationale Henry Bauchau, dirigé par Myriam Watthee-Delmotte et Catherine Mayaux, l’œuvre d’Henry Bauchau est approchée sous l’angle du sacré. À côté de très beaux inédits — inédits poétiques, Blason de décembre, circa 1967 et extraits de la correspondance avec Jean-Pierre Jossua —, figure un dossier thématique réunissant principalement les contributions de chercheurs lors d’un colloque dirigé par Anne-Claire Bello et Olivier Belin. Interrogeant l’agissement du sacré dans l’imaginaire de Bauchau, nombreux sont les chercheurs à analyser la manière dont le sacré transit la langue du romancier, du poète, du dramaturge, du diariste, soit qu’ils se penchent sur les figures de saints, de mystiques, de héros mythologiques (Saint François d’Assise, Œdipe, Gengis Khan…), qui parcourent ses créations, soit qu’ils abordent l’adhésion de Bauchau à la philosophie personnaliste d’Emmanuel Mounier ou encore son rapport à Rimbaud. Marqué par le christianisme de son milieu culturel d’origine, défenseur ardent de la foi lors de ses premières années, Henry Bauchau se détachera de l’Église après la Deuxième Guerre mondiale, poursuivant une quête spirituelle détachée de l’institution ecclésiale, ouverte aux spiritualités orientales, bouddhisme, taoïsme.
Célébrant la poésie comme recueillement devant le mystère du monde, devant l’énigme de ce qui est, la percevant comme un espace attentif à la préservation du silence, du non-dit (ce non-dit autour duquel pivote la psychanalyse que pratiqua Henry Bauchau qui fut psychanalyste), il la définit « comme très proche de la prière ». L’essence du sacré s’est-elle déplacée dans l’œuvre (particulièrement dans la sphère poétique) qui, tout en la prenant en charge, en composerait la force d’expression ? Dans un monde désacralisé, sujet au désenchantement, le sacré s’est-il réfugié dans l’écriture douée d’une puissance resacralisante ? L’art permet-il une expérience sacrée, une expérience intérieure au sens de Bataille ? Olivier Belin se penche sur l’intertexte rimbaldien, sur la présence de Rimbaud dans l’œuvre de Bauchau qui puise dans la poésie de « l’homme aux semelles de vent » la veine alchimique d’un mysticisme à l’état sauvage, originel (pour reprendre la formule de Claudel, Rimbaud le « mystique à l’état sauvage). Partant de la distinction entre sainteté et sacré, Jean-François Frackowiak passe en revue les figures de saints à l’œuvre dans le Journal de Bauchau, en interrogeant leur sens, leur enseignement, le modèle de dessaisissement que, souvent ils incarnent. La rupture avec la foi chrétienne survenue après guerre libère d’autres horizons prêts à accueillir une inquiétude spirituelle palpable dans sa poésie (Géologie, Heureux les déliants…), ses pièces de théâtre (Gengis Khan…), ses romans (La déchirure, Oedipe sur la route, Antigone, Déluge…), dans les dix volumes de son Journal. Creusant le sacré comme dimension distanciée du religieux, mettant à l’épreuve les notions de l’indemne et de l’intouchable, Myriam Watthee-Delmotte montre comment le sacré vit dans la pratique scripturaire de Bauchau. L’expérience du sacré ou son attente transforme l’écriture. La relecture de son œuvre saisissante sous le prisme de sacré permet de mettre en évidence l’incidence du questionnement spirituel sur la matérialité de la langue bauchalienne.
Portées par une richesse et une inventivité qui, en en renouvelant les perspectives, redéploient les horizons de l’œuvre, les contributions (d’Anne-Claire Bello, Marianne Froye, Olivier Belin, Jean-François Frackowiak, Tara Civelekoglu, Johanna Villard, Marine Achard-Martino, Myriam Watthee-Delmotte, Paola Beguin, Philippe Willemart) questionnent la place de la littérature dans le chef de l’auteur du Régiment noir, de L’enfant bleu, une place qui oscille entre médium, voie vers la quête spirituelle et expression privilégiée de cette quête. Dans le cône de lumière du sacré se tiennent les figures héroïques, marquées par le tragique et le désastre, chères à Bauchau (Œdipe, Antigone…), des figures qui, au travers de leur connexion au sacré, côtoient le suprahumain, la démesure, la fameuse hubris. Celui qui, à la fin de sa longue vie, se dit un chrétien « sur le seuil », celui qui écrivait « dans la poésie, j’aime le sacré dans la langue », a-t-il opéré un mouvement de translation, le sacré migrant de l’Église qu’il déserte à l’œuvre exigeante qu’il créa pendant des décennies ?
Véronique Bergen