Habiter transitoirement mais poétiquement le monde

Paul MATHIEU, D’abord un peu de jour, Estuaires, coll. « Hors-série », 2019, ISBN : 978-99959-749-8-5

paul mathieu d'abord un peu de jour

Paul Mathieu (1963), est un poète, critique littéraire et nouvelliste de nationalité belge et luxembourgeoise. Il vit en Lorraine belge. Ce poète discret s’inscrit parfaitement dans l’esprit de cercle qui réunissait, dans cette région des trois frontières, des auteurs et artistes belges (Arthur Praillet), luxembourgeois (Edmond Dune, Roger Bertemes, les éditions Estuaires de René Welter), ou italiens (Luigi Mormino et Franco Prete). La revue Triangle et les éditions L’Apprentypographe qui furent fondées à Harnoncourt par Guy Goffette, avec André Schmitz, Vital Lahaye, Anne-Marie Kegels, Michel Pesch et Michèle Garant, poursuivront cette tradition d’échanges, tout comme l’avait fait La Dryade de Georges Bouillon ou Georges Jacquemin, ou comme le perpétuent aujourd’hui le collectif éditorial  et la revue Traverses animés par Patrice Breno.

Paul Mathieu est aussi l’auteur de travaux d’anthroponymie, de toponymie et d’études sur plusieurs contes et légendes de notre patrimoine. Il a publié une vingtaine de livres, des poèmes Les sables du silence (Arbre à Paroles, 1998) jusqu’à En venir au point (Phi, 2009). Pour le manuscrit de  D’abord un peu de jour, il a reçu le prix Robert Goffin 2016. Des thèmes récurrents de son œuvre sont le voyage au propre comme au figuré, la mer, la nature, le fantastique ainsi que des réflexions sur l’origine et le fonctionnement du langage. Symbole de cette recherche et d’un mélange omniprésent des langues, Babel et sa tour inspirent les textes et le titre Cadastres du babel.

D’abord un peu de jour s’impose par la cohérence d’un propos qui tutoie le quotidien tout en évitant toute banalité : une écriture dépouillée d’effets faciles ne cesse de s’interroger sur elle-même en creusant l’idée jusqu’à la quintessence… Le titre initial de ce recueil publié aujourd’hui dans une somptueuse édition par Estuaires ne disait pas tout et pouvait se lire de différentes manières : Entre//Voir, soit un impératif d’invitation, soit la dislocation du verbe pour insister sur la préposition… Paul Mathieu, en utilisant une unité temporelle et spatiale à double fond, joue subtilement d’un certain prosaïsme du propos et de l’expression, au service d’une poésie du quotidien qui ne tombe jamais dans la mièvrerie. La réflexion est humaniste, simple sans simplisme. Le recueil est construit comme un parcours, avec pour thème le déplacement, le voyage, le train. Ce fil rouge donne une assise à la plaisante variété des idées et des propos.

Ce livre répond à une tendance  bénéfique de la poésie actuelle : ramener dans l’écriture poétique un  moralisme personnel, discret, et composer non de simples recueils, mais des livres présentant une cohérence et une réelle unité de ton et de thème. Cette écriture fluide se déploie avec beaucoup de subtilité. Elle emporte immédiatement l’adhésion.  On aime ce mélange de concret et de réflexions sur la vie, ce sens de l’observation exprimé en mots justes. Cette émouvante façon de parler du « rien », de l’intime,  cette dimension légère et profonde à la fois, par touches en apparence « banales », le poète l’exploite en magnifiant l’ordinaire avec une grande humanité et un  sens aiguisé du visuel. L’économie des moyens d’expression, comme la manière dont Paul Mathieu pose à la fois une réflexion sur le but du poème et le sens de la vie, en faisant surgir de chaque interstice de la réalité, de tel détail, de tel moment d’entre-deux, une mise en abyme de la condition humaine et du rapport à soi et à l’autre, sont vraiment remarquables.

Ce long poème approfondit en plusieurs mouvements la démarche suivie jusqu’ici : peur d’en dire trop et doute, grandeur du poète d’aujourd’hui. Paul Mathieu fait surgir de son poème un réel supérieur. Voyageur inséparable de l’objet de son observation, il nous appelle, du cœur paradoxal même du monde, sous la métaphore de son wagon de chemin de fer ou de son quai de gare désert, à ne plus simplement regarder, mais à voir, entre et dans les silences, et dans le dénuement, D’abord un peu de jour et puis ce qu’on ne pourra jamais qu’entrevoir, et nullement posséder, mais seulement et simplement habiter transitoirement : l’être, la poésie.

Eric Brogniet