Jan Baetens le sécessionniste

Jan BAETENS, Comme un rat, Herbe qui tremble, coll. « D’autre part », 2020, 170 p., 15 €/ ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-491462-05-5

« Plus nous avançons dans une langue et plus son mystère s’épaissit. » Voici l’un des aphorismes que l’on peut glaner au fil de la déambulation à laquelle nous convie Jan Baetens, chasseur subtil de raretés – mais, une fois atteint un certain seuil de littérarité, quel livre ne devient pas un hapax ? La phrase énonce une vérité, pourtant sa limpidité formelle suffirait à en contredire le sens. Et voilà justement où se situe le charme irréductible de l’écriture de Jan Baetens : elle ose dire en toute clarté l’opacité la plus profonde des mots et des textes. Elle se fait passeuse d’énigmes en traversant d’un pas primesautier des labyrinthes qui feraient suinter d’angoisse d’autres plumes, prétendument plus sérieuses, plus stylées.

Jan Baetens a beau s’affirmer poète triste, il est tout le contraire d’un esprit grincheux. Car il est d’un aventurier, voire d’un aventureux, d’oser ramener ainsi au devant des rayons de nos bibliothèques des titres injustement empoussiérés de Maurice Dekobra, Jacques Borel, Julien Gracq… Qui, en 2020, aurait l’audace de dégainer La Madone des sleepings ou Ouvert la nuit comme s’il s’agissait de parutions récentes et incontournables ? ; qui, de produire un passage de Larbaud pour en souligner la vivace actualité ou un vers de Toulet, fût-ce pour avouer qu’il l’a toujours mal interprété ; qui, de citer – l’index le prouve – à trois reprises le nom d’Ernst Jünger, alors que celui de James Joyce n’apparaît qu’une seule fois ; qui, d’outrepasser avec courage les constats cruels pour continuer l’entretien infini : « Même si personne n’écoute, j’ai envie de parler de Fargue… » ? Baetens distribue généreusement ses pépites, selon la motivation même qui, d’après lui, doit guider l’exercice du partage littéraire : un « sain élitisme pour tous« .

La Liberté grande – magnifique appellation due à Julien Gracq – s’exerce alors à plein dans des pages aux sentiers qui bifurquent et où nous croisons la silhouette de Borgès, illuminée du dedans, la trombe ébouriffante du baptiseur de Hussards Bernard Frank ou la route sinueuse et torturée de Maurice Sachs (en voilà encore deux, tiens, qu’il est sans doute bien imprudent de ressortir aujourd’hui), le troublant Henri Thomas « qui ne sait pas jusqu’où aller trop loin », les déambulations de Fargue l’inlassable piéton de Paris, les propres errances mentales de Baetens lui-même sur le champ de bataille de Gettysburg, cent autres…

Auteurs en exil, auteurs voyageurs, auteurs nomades; écrivains derrière les barreaux, cloués au lit, casaniers; tous ceux inconnus à leur dernière adresse, n’ayant plus d’autre identité qu’une boîte postale ou une poste restante ; épistolières regardant par la fenêtre d’un train, nouvellistes tapis sur le siège arrière d’une voiture, poètes au long cours – libre à vous d’imaginer où ils écrivent leurs fictions sur les horreurs ou les merveilles du monde.

Quel soulagement, en arrivant à l’ultime passerelle tendue par notre lector par-dessus l’abîme de la fabula, de constater qu’aucune leçon n’est à retirer de son petit traité finement ciselé, qui tient jusqu’au bout sa promesse d’être une simple invitation à rester « seul, entre nous ». De morale, par contre, il y en a une : la littérature ne doit jamais servir à rien. Et il reste à espérer que cela continue.

Frédéric Saenen