Un coup de cœur du Carnet
Fanny GARIN, Natures sans titre, Angle mort, 2020, 12 €, ISBN : ISBN 978-2-9602174-6-9
il reste du vert cette montagne sans bruit une carte postale glacée
Exigence à sentir et à dire : ainsi entre-t-on dans Natures sans titre, le deuxième recueil de Fanny Garin – en synesthésie. Les impressions, par associations et correspondances, prennent la parole – au risque de la folie. Audacieuse, affranchie, verte (marque chimique des fous). Plus vraie que nature, comme on dirait d’un tableau, d’une photographie ou de la maîtrise de la composition de Fanny Garin.
Au départ, la proposition a l’air simple : une peinture poétique d’une chambre avec fenêtre, sur un décor de montagne. Et, cependant, l’apparent minimalisme du sujet, aussitôt, se dérobe. Il fait place à une subtile descente dans les secrets des représentations (c’est la montagne c’est la culotte que je protège, des lambeaux, du temps, s’effiloche, grise). Selon un double mouvement de capture et d’échappée, la prosodie nous donne accès à ce que d’ordinaire nous balayons. Les murs de la chambre, les rencontres avec l’amant, les nuances de la montagne, de la pluie, les conversations de groupe, les gestes accomplis (était-ce hier ou aujourd’hui) s’accouplent, deviennent poreux les uns aux autres, comme en un flux de pensées libres, arborescentes.
aussi l’on remonte une montagne noire sans arbre
aussi autrefois
un lièvre en basse montagne se fait culbuter – nous le mangeons. il hante la chambre par laquelle tout commence tout finit je le vois,
sortir de tes jambes il me quitte
La proposition est donc celle d’un tableau. Et même : d’un tableau dans le tableau. Et même plus : d’un « paysage du paysage du paysage ». Avec des figures (un enfant, un père gitan, le poète, la poétesse, le lièvre…), des mises en abyme et un retour à la pratique de l’écriture poétique (une salive tourne sur elle-même et je retourne au texte du texte : écoute du langage que l’on tente, ce qui creuse s’y creuse). Le poème parle autant de lui-même que de ce qu’il dépeint. La poétesse intervient souvent en interrogeant son travail, dans une mécanique de dévoilement complice, honnête, intransigeant.
je mets mes mains et doigts contre la bouche de mon lyrisme, tente de l’étouffer (mais il chante), nous en venons aux bras, corps, terre, il a toujours le dessus, il chante
j’ai honte pour lui la nuit est noire
Se méfiant de l’aisance poétique, Fanny Garin interroge le cliché – l’image et le stéréotype. Aucune mièvrerie ici – au contraire : une résistance à l’attendu, traduite dans la forme, que met en valeur l’édition d’Angle Mort (il faut voir les mots disposés sur le papier, le fin relief de la très fine illustration de couverture, pour sentir de quoi il en retourne). En mettant la langue sur la peau, les doigts, les draps feuilles pierres sèves et sur la langue elle-même, la poétesse chevauche l’écriture jusqu’à amazoner un langage singulier, désaxé et habilement tissé de motifs sur lesquels on revient, comme en un envoûtement. Natures sans titre gratte les apparences et révèle ce qui s’y tapit d’impoli, de non-dit, d’essentiel. Un remède à l’ineptie comme à la fugacité.
courbant
est un vilain mot de poète, trop beau pour être vrai ; plutôt pétris-moi, gifle-moi ô (de la courbe) de tes testicules de tes, petites dents carnassières promenons-nous ; dans les bois ; dans les bois la faim disparaît vite comme la soif
cela devient indécent dit un homme masculin et beaucoup de personnes rient ; les jeunes et vieux poètes se doivent d’être débauchés c’est écrit dans les livres ; et la débauche est un vilain mot de poète
aussi, peut-être que les poétesses sont des putes, alors elles mettront au monde des poètes
(je m’égare)
La hantise est un art, et ce n’est pas en médium mais en poétesse que Fanny Garin en traque les manifestations, dans les conversations, les souvenirs, les empreintes visibles et invisibles, par aplats de blanc, de noir, de vert et de rythmes. Plus que jamais on doute de la réalité (sans ses corps une chambre existe-t-elle) car tout se saisit et tout disparait, parfois simultanément, l’intérieur et l’extérieur, les pronoms personnels, les fins de phrase les majuscules. Seul le poème parvient peut-être à exprimer ces endroits de fêlures, ces résonances/raisonnances, et on prend un plaisir certain à revenir nous aussi, en va-et-vient, dans le texte, suivant les motifs que son autrice nous trace. Abolissant la linéarité de la lecture, nous voici figures de lecteur.rice.s modifié.e.s par le tableau, et le tableau du tableau, et le tableau du tableau du tableau qu’elle nous tend.
La lire et se rappeler combien il est stupéfiant de tomber dans le poème.
Maud Joiret