Fin des Lumières

André DOMS, Topiques pour le monde actuel, Herbe qui tremble, 2020, 146 p., 17 €, ISBN : 978-2-491462-04-8

doms topiques pour le monde actuelTopiques pour le monde actuel s’ouvre avec un visage dual en très gros plan, inquisiteur, reproduction d’une peinture de Jean Morette. Deux grands yeux ronds fixent et en regard, la première phrase d’André Doms est : Comme la neige, l’Empire est un linceul sur des grouillements qui finiront par avoir raison de lui — raison de vie, qui crève gel et croûtes. Où l’Empire est métonymie de notre société, de toutes les sociétés, dont le brouhaha corrode leurs socles jusqu’à d’inéluctables débâcles.

Il s’ensuit un immense combat textuel, par paragraphes clos et entiers, à coups de points finaux : 199 comprimés efficaces contre tout, l’ensemble, Tout. Soit une joute entre l’individu – l’auteur –, et la multitude, son anonymale agitation imposant son autorité, son pouvoir partout, de Chine à Berlin jusqu’en Californie. 199 lectures libres, valables pour toujours et pour ne pas oublier de résister à… tout ; les commandements, les compétitions, les superlatifs qui pèsent pourtant, attirent, d’une forte addiction.

Contrariété et contradiction de l’Empire : plus il monte de murs, plus les peuples migrent. Les contraires s’entraînent, fatalité du revers de toute médaille en réponse à l’Un, l’illusion, l’illusoire, l’impérieuse tentation et vaine tentative d’unification. Syncrétisme œcuménique, unanimisme délétère de la Terre, tautologie de l’absolu qui étaye et bétonne l’autocratie, et finalement l’échec commun à tous les empires, égyptien ou hébreu, aztèque, inca ou chinois, russe, anglais, états-uniens… D’un ton mariant l’évidence à la malédiction, l’auteur écrit peu à peu et irrémédiablement, avec brio, doigté, connaissance. Il est féru, cultivé et lapidaire.

Évidence de l’Histoire « présentocentrée », qui simplifie, décharge volontiers les mémoires, où le populaire ne se souvient que d’éclats ou horreurs, pourvu qu’ils soient spectaculaires. Et malédiction des mots usés, abusés, travestis, vulgarisés, dénaturés, faisant image sans appui sur le réel, sont également ceux, captieux, de tous les Pouvoirs. Ne reste peut-être que l’aventure individuelle. Celle, intègre, de l’acceptation menant à cette sagesse que Montaigne, de grande inspiration pour André Doms, résumait si bien : « On dict bien vray qu’un honneste homme, c’est un homme meslé ». Mêlé par ses pensées, par ses liens, par ses biens, par ses maux, par monts et par vaux sur les sentiers, chemins, routes et autoroutes de la vie.

Tout empire m’est exécrable et singulièrement : sa version contemporaine « présentiste », avec son accélération insensée et son culte des records, brouille et annule cet entrejeu efflorescent d’Images. La preuve illustrée s’en trouve dans le déversement chaotique, et savamment dosé, des intermèdes télévisés : à peine si on les appréhende, pas le temps de lire les messages complets, impossible de réfléchir. Il n’est dès lors plus question d’être. Paraître sur l’hyperécran du XXIe siècle, ça suffit et c’est nouveau sans vraiment l’être, car frapper suffit. C’est le plus vieux métier du monde. La loi du plus fort auto-suffit à toute justification et sursoit indéfiniment toute pensée. Alors frappons. Désormais d’images. En continu sans contenu.

Entre pessimisme et lucidités sommaires, il y a dans ces textes un fil à couper l’âme entre soie de soi et truismes d’autrui ; entre Vérité et vérités. Reste à s’extraire du temps collectif, ce qu’André Doms, aux appétits et aux bonheurs à la fois voraces (de savoir, de voyager — hors toute raison —, de m’exprimer) et « médiocres », me défiant et déclinant toute position dirigeante, a chéri et soigné toute sa vie pour nous emmener ici, à façon testamentaire, parmi les topiques épuisés de mondes sempiternels faillis et condamnés. Engagé dans le processus de reconstruction européenne (1945-1968), comment aurais-je cru qu’après un demi-siècle je rédigerais Topiques en pleine régression, conformisme, rétrécissement moral et restrictions sociales concertées : on aurait ri. Et c’est vrai qu’on ne rit plus du tout sinon du Tout.

Fin des Lumières et éteignez-vous avant de partir.

Tito Dupret